LA - Lautréamont - "Je suis sale"

Mort à seulement 24 ans, le comte de Lautréamont est l’homme d’une œuvre dont l’importance est sans commune mesure avec sa relative minceur. 

Chants de Maldoror, ensemble de "chants" poétiques, lyriques et hallucinés rythmés par la présence du maléfique et monstrueux Maldoror.

L’extrait ci-dessus présente un monstre inouï ou, si l’on préfère, hyperbolique. Monstre par décomposition, par métamorphose, par amputation et substitution, par parasitage, c’est une créature victime de tous les fléaux possibles. Mais à travers le portrait de cette créature improbable, c’est surtout un bijou d’humour noir que nous livre Lautréamont, comme en témoigne le réseau d’indices et de preuves que nous allons nous attacher à mettre au jour.


Le monstre qui s’exprime ici est inouï à plus d’un titre...

I) Un monstre inouï

l'incroyable condensé de toutes les causes qui peuvent conduire à la monstruosité.

A) décomposition

- être particulièrement répugnant qui s’exprime ici --> décomposé, imputable à la fois à la saleté, à la maladie et à la mort.

l1 = rythme ternaire créé par l’association des trois phrases. La première(=succession de trois monosyllabes) . Les 2 autres sont chargées de connotations péjoratives ( "poux" et des "pourceaux", animaux vecteurs de souillure ) dont la complicité maléfique semble renforcée par l’écho sonore qu’ils entretiennent. assonance en r. 

 Le dernier mot de la citation, "vomissent" (mis en valeur par la segmentation de la phrase) --> renforce impression de dégoût. 

sa nuque comparé à "un fumier". 

Le narrateur poursuit sur un mode plus poétique --> litote et la douceur des sonorités : "Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages."

  • résultant d’une maladie

la maladie provoque la décomposition du narrateur : "Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre."
densité des termes connotés + allitérations en "r" --> accentue le malaise qui se dégage du texte.

  • résultant de la mort

"Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ?" 

"cadavre", dramatisé par parenthèses --> statut implicite de mort-vivant.

phrase interro-négativecree paradoxe = plus le narrateur meurt, plus le supplice de son existence se prolonge. 


B ) métamorphose

c’est par métamorphose que Maldoror devient monstre. Ce sont ainsi ses membres qui se transforment, paralysent --> être désarmé.

  • métamorphose des pieds

Les champs lexicaux du corps et de la végétation s’entrelacent ici + "pas encore" et "ne plus" + "une sorte de" et par le jeu subtil des sonorités ( "ventre", "végétation" et "vivace")--> confusion transformation

  • métamorphose des bras

bras "changés en bûches" 

Le passage est doublement dramatisé= expression du regret ("Oh ! si j’avais pu...") + litote finale, ample mais incongrue(noblesse du style contraste avec la trivialité du sujet.)


C) amputation et substitution

Quels en sont les facteurs ? Des animaux dont la caractéristique est l’analogie de forme et d’aspect avec l’organe auquel ils se substituent.

  • la vipère

Les adjectifs, l’un trop faible ("méchante"), l’autre trop précieux ("infâme"), ne sont volontairement pas à la hauteur du supplice.

  • les hérissons

Nous sommes à nouveau dans l’atténuation, dans la litote même, qui transparaît dans le contenu des relatives.

  • le glaive

Plus surprenante est la présence du "glaive", que le narrateur évoque dans une sorte de prétérition : "Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive".


D) parasitage

autres êtres malfaisants ou simplement opportunistes 

animal =de nature et d’origine tout à fait diverses, hétéroclites.

les poux =action est soulignée par un verbe - souffrance : "Les poux me rongent."

les crapauds =(plus original)  la préciosité décalée de l’expression "a pris résidence".

le caméléon =Idée absurde, ne serait-ce qu’à cause du régime alimentaire du caméléon. Ce qui intéresse ici --> passivité du narrateur, condamné par sa paralysie à devenir un simple territoire.

les hérissons =prise de possession territoriale, les hérissons l’ont menée avec une violence castratrice. Que de délicatesse dans la subordonnée participiale !

le crabe = évocation du système uro-génital --> objet de l’acharnement de tous ces parasites. "Intercepter" a ici le sens de boucher, d’obstruer.

les méduses =L’attaque des méduses, qui "ont tellement écrasé par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu", poursuit le même objectif : détruire tous les organes qui ont un lien avec l’excrétion et/ou le sexualité. Les méduses sont animées par ailleurs d’un appétit, d’une détermination et d’une "férocité" hyperboliques qui les poussent à "franchir les mers" - remarquer le pluriel ! - pour atteindre leur malheureuse victime.

mycosique ="Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères." Encore une manifestation hyperbolique : le champignon est "énorme" et se ramifie en multiples "pédoncules", language savant.


II) UN BIJOU D'HUMOUR NOIR

On ne prendra pas bien sûr ce texte au sérieux. Un faisceau d’indices et de preuves plutôt évidentes s’y oppose. On y verra plutôt un bijou d’humour noir.


A)des indices

complicité avec le lecteur et sur le ton décalé du passage.

  • la complicité avec le lecteur

"Prenez garde qu’il ne s’échappe un [crapaud] , et [qu’il] ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau." C’est le conseil que donne le narrateur, conseil burlesque dont le lecteur - bien en sécurité au fond de son fauteuil - sourit aimablement... 

Plus loin, le narrateur apostrophe son lecteur : "Ne me parlez pas de ma colonne vertébrale", s’écrie-t-il en supposant un improbable dialogue.

  • le ton décalé (marque le mieux la distance qui s’instaure entre le récit et sa relation)

Ainsi, Maldoror a une curieuse indulgence pour ses bourreaux : " il faut que chacun vive" "J’y suis habitué" note-t-il laconiquement. 

Est-il question de la voracité d’un chien ? C’est une litote qui lui vient : "qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules"

On le voit en outre minimiser systématiquement ses souffrances : "quand l’un [des crapauds] remue, il [lui] fait des chatouilles" ; puis, évoquant ses bras, il souligne d’une manière ampoulée qu’il "importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur".

              --> l’utilisation d’un vocabulaire volontairement inadapté, trop faible ou trop précieux, désamorce systématiquement l’horreur du récit. c’est ainsi que la vipère est "infâme", et que le crabe "fait beaucoup de mal". Sans plus.


B)des preuves

Mais au-delà de ces indices, il est des preuves irréfutables de l’humour qui baigne ce texte.

  • les situations absurdes

"Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence (...). Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle". L’extrait prétend ici s’appuyer sur la symétrie des situations et le balancement de la phrase pour créer un semblant d’illusion réaliste. 

Le même constat pourrait être fait au sujet des deux méduses qui, pour parasiter les fesses du narrateur, auraient "franchi les mers". Maldoror évoque " deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité." dans une phrase dont l’aspect oratoire est achevé ici par une clausule au rythme ternaire dont le dernier terme rime.

  • la constante exagération

aspect hyperbolique de cette évocation qui nous frappe. 

Distorsion du temps : "Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles." 

distorsion de l’espace : "Deux méduses ont franchi les mers" (on appréciera le pluriel) 

évocation d’un monstre hyperbolique dont les limites se perdent constamment - est-il homme, plante, animal, objet, territoire ? - et qui déchaîne contre lui les réactions les plus sauvages, du rejet des "pourceaux" à la "férocité" des méduses.


Il n’est pas étonnant, à la lecture de ce texte, que Lautréamont ait suscité tant d’enthousiasme chez les Surréalistes.L’auteur tourne en effet le dos à la narration réaliste pour évoquer un monstre improbable et hyperbolique qui concentre en lui tous les traits de la monstruosité. Par les fantasmes qu’il développe, le texte offre une riche palette des manifestations de l’inconscient et fera les délices du psychanalyste.Par ailleurs, le ton décalé et le style somptueux et poétique de l’auteur ne pouvaient que plaire à André Breton, le "pape" du Surréalisme, qui le cite dans son "Anthologie de l’humour noir" et qui exprime ainsi son admiration : « Pour nous, il n’y eut d’emblée pas de génie qui tînt devant celui de Lautréamont » 

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