L'absurde camusien : le Mythe de Sisyphe

Camus et l'absurde

 

« Un jour vient [...] et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affime ainsi sa jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. [...] Il appartient au temps et, à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde ».

Bien qu'apparenté dans une certaine mesure à l'existentialisme, Albert Camus s'en est assez nettement séparé pour attacher son nom à une doctrine personnelle, la philosophie de l'absurde. Définie dans Le Mythe de Sisyphe, essai sur l'absurde (1942), reprise dans L'Etranger (1942), puis au théâtre dans Caligula et Le Malentendu (1944), elle se retrouve à travers une évolution sensible de sa pensée, jusque dans La Peste (1947). Il importe, pour lever toute équivoque, d'étudier cette philosophie dans Le Mythe de Sisyphe et de préciser la signification de termes comme l'absurde, l'homme absurde, la révolte, la liberté, la passion qui, sous la plume de Camus, ont une résonance particulière.

LE NON-SENS DE LA VIE

La vie vaut-elle d'être vécue ? Pour la plupart des hommes, vivre se ramène à « faire les gestes que l'habitude commande ». Mais le suicide soulève la question fondamentale du sens de la vie : « Mourir volontairement suppose qu'on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l'abscence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l'inutilité de la souffrance ».

 

I. Le sentiment de l'absurde.

Pareille prise de conscience est rare, personnelle et incommunicable. Elle peut surgir de la « nausée » qu'inspire le caractère machinal de l'existence sans but : « Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'écœurement ». Cette découverte peut naître du sentiment de l'étrangeté de la nature, de l'hostilité primitive du monde auquel on se sent tout à coup étranger. Ou encore de l'idée que tous les jours d'une vie sans éclat sont stupidement subordonnés au lendemain, alors que le temps qui conduit à l'anéantissement de nos efforts est notre pire ennemi. Enfin, c'est surtout la certitude de la mort, ce « côté élémentaire et définitif de l'aventure » qui nous en révèle l'absurdité : « Sous l'éclairage mortel de cette destinée, l'inutilité apparaît. Aucune morale, aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques de notre condition ». D'ailleurs l'intelligence, reconnaissant son inaptitude à comprendre le monde, nous dit aussi à sa manière que ce monde est absurde, ou plutôt « peuplé d'irrationnels ».

 

II. Définition de l'absurde

En fait, ce n'est pas le monde qui est absurde mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Ainsi l'absurde n'est ni dans l'homme ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il naît de leur antinomie. « Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres... L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable ».

L’HOMME ABSURDE

Si cette notion d'absurde est essentielle, si elle est la première de nos vérités, toute solution du drame doit la préserver. Camus récuse donc les attitudes d'évasion qui consisteraient à escamoter l'un ou l'autre terme : d'une part le suicide, qui est la suppression de la conscience ; d'autre part les doctrines situant hors de ce monde les raisons et les espérances qui donneraient un sens à la vie, c'est-à-dire soit la croyance religieuse soit ce qu'il appelle le « suicide philosophique des existentialistes » (Jaspers, Chestov, Kierkegaard) qui, par diverses voies, divinisent l'irrationnel ou, faisant de l'absurde le critère de l'autre monde, le transforment en « tremplin d'éternité ». Au contraire, seul donne au drame sa solution logique celui qui décide de vivre seulement avec ce qu'il sait, c'est-à-dire avec la conscience de l'affrontement sans espoir entre l'esprit et le monde. « Je tire de l'absurde, dit Camus, trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté, ma passion. Par le seul jeu de ma conscience, je transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et je refuse le suicide ». Ainsi se définit l'attitude de « l'homme absurde ».

 

I. Le défi

« Vivre une expérience, un destin, c'est l'accepter pleinement. Or on ne vivra pas ce destin, le sachant absurde, si on ne fait pas tout pour maintenir devant soi cet absurde mis à jour par la conscience... Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder... L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes... Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l'accompagner ». C'est ainsi que Camus oppose à l'esprit du suicidé (qui, d'une certaine façon, consent à l'absurde) celui du condamné à mort qui est en même temps conscience et refus de la mort (voir épilogue de L'Etranger). Selon lui c'est cette révolte qui confère à la vie son prix et sa grandeur, exalte l'intelligence et l'orgueil de l'homme aux prises avec une réalité qui le dépasse, et l'invite à tout épuiser et à s'épuiser, car il sait que « dans cette conscience et dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi ».

 

II. La liberté

L'homme absurde laisse de côté le problème de « la liberté en soi » qui n'aurait de sens qu'en relation avec la croyance en Dieu ; il ne peut éprouver que sa propre liberté d'esprit ou d'action. Jusqu'à la rencontre de l'absurde, il avait l'illusion d'être libre mais était esclave de l'habitude ou des préjugés qui ne donnaient à sa vie qu'un semblant de but et de valeur. La découverte de l'absurde lui permet de tout voir d'un regard neuf : il est profondément libre à partir du moment où il connaît lucidement sa condition sans espoir et sans lendemain. Il se sent alors délié des règles communes et apprend à vivre« sans appel ».

 

III. La passion

Vivre dans un univers absurde consistera à multiplier avec passion les expériences lucides, pour « être en face du monde le plus souvent possible ». Montaigne insistait sur la qualité des expériences qu'on accroît en y associant son âme ; Camus insiste sur leur quantité, car leur qualité découle de notre présence au monde en pleine conscience : « Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c'est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l'échelle des valeurs devient inutile... Le présent et la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme absurde ».

« Tout est permis » s'écriait Ivan Karamazov. Toutefois, Camus note que ce cri comporte plus d'amertume que de joie, car il n'y a plus de valeurs consacrées pour orienter notre choix ; « l'absurde, dit-il, ne délivre pas, il lie. Il n'autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n'est défendu. L'absurde rend seulement leur équivalence aux conséquences de ces actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au remords son inutilité. De même, si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est aussi légitime qu'une autre. » C'est justement dans le champ des possibles et avec ces limites que s'exerce la liberté de l'homme absurde : les conséquences de ses actes sont simplement ce qu'il faut payer et il y est prêt. L'homme est sa propre fin et il est sa seule fin, mais parmi ses actes il en est qui servent ou desservent l'humanité, et c'est dans le sens de cet humanisme que va évoluer la pensée de Camus.


 Le Mythe de Sisyphe et la philosophie de l’absurde

 

“Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide”

 

Selon Camus, le suicide est un signe de manque de force face au “rien”. Car même si la vie est une aventure sans signification absolue, elle toujours vaut la peine. Comme il n’y a rien d’autre que la vie elle-même, la vie devrait être vécue à son maximum afin de comprendre la signification de l’existence. Pour Camus, c’est aux hommes eux-mêmes de donner sens à la vie.

Dans un monde soudainement dépourvu de l’illusion et de lumière, l’homme se sent comme un étranger. L’homme est isolé de toute logique, sans explication de l’existence,  ce qui provoque chez lui une “angoisse existentielle” (Camus n’a jamais utilisé cette expression existentialiste, nous interprétons).

Comment peut-on exister sans utilité ou signification? Comment peut-on créer du sens? Le Mythe de Sisyphe répond cette question en utilisant le célèbre mythe. Considérant le sort de Sisyphe, condamné à pousser une pierre au sommet d’une montagne, laquelle retombe à chaque fois. Camus affirme qu’il est facile de déclarer son existence absurde et sans espoir. Il serait facile de croire Sisyphe pourrait préférer la mort. Or, Camus tente une autre analyse de ce mythe.

La solution de Camus consiste à vivre l’absurde, ce qui signifie une absence totale d’espoir (qui n’est pas la même chose que le désespoir), une réflexion permanente (ce qui n’est pas la même chose que le renoncement), et une insatisfaction consciente (ce qui n’est pas la même chose que l’anxiété juvénile).

Camus et le héros absurde

Pour Camus, Sisyphe est le héros ultime de l’absurde. Il a été condamné pour avoir défié les dieux et combattu la mort. Les dieux ont pensé qu’ils avaient trouvé une forme parfaite de torture pour Sisyphe, qui attendrait l’impossible, que la pierre reste au sommet de la montagne. Les dieux pensaient générer une frustration permanente, fondé sur l’espoir sans cesse renouvelé de Sisyphe.

Pourtant, défiant à nouveau les dieux, Sisyphe est sans espoir. Il abandonne toute illusion de réussite. C’est à ce moment de désillusion que Camus considère Sisyphe comme un héros. Sisyphe commence à voir sa capacité à continuer, encore et encore, à supporter le châtiment, comme une forme de victoire.

La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir le cœur d’un homme. Nous devons imaginer Sisyphe heureux, heureux d’accomplir son devoir d’homme, celle de continuer à vivre malgré l’absence de sens du monde.

 

Plus tard, Camus appellera à la révolte contre l’ordre métaphysique du monde.

 

Citations extraites du Mythe de Sisyphe :

 

– “Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie”

– “L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites”

– “A partir du moment où elle est reconnue, l’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes”

– “Ce monde en lui même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme”

– “Les grandes révolutions sont toujours métaphysiques”

 

 

LE MYTHE DE SISYPHE

 

“Sisyphe est le héros absurde. Il l’est autant par ses passions que par son tourment. Son mépris des dieux, sa haine de la mort et sa passion pour la vie, lui ont valu ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever. C’est le prix qu’il faut payer pour les passions de cette terre. […] Si ce mythe est tragique, c’est que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si à chaque pas l’espoir de réussir le soutenait ? […] Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l’étendue de sa misérable condition : c’est à elle qu’il pense pendant sa descente. La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas destin qui ne se surmonte par le mépris. Si la descente ainsi se fait certains jours dans la douleur, elle peut se faire aussi dans la joie. Ce mot n’est pas de trop. J’imagine encore Sisyphe revenant vers son rocher, et la douleur était au début. Quand les images de la terre tiennent trop fort au souvenir, quand l’appel du bonheur se fait trop pressant, il arrive que la tristesse se lève au cœur de l’homme : c’est la victoire du rocher, c’est le rocher lui-même. L’immense détresse est trop lourde à porter. Ce sont nos nuits de Gethsémani. Mais les vérités écrasantes périssent d’être reconnues. Ainsi, Œdipe obéit d’abord au destin sans le savoir. À partir du moment où il sait, sa tragédie commence. Mais dans le même instant, aveugle et désespéré, il reconnaît que le seul lien qui le rattache au monde, c’est la main fraîche d’une jeune fille. Une parole démesurée retentit alors : « Malgré tant d’épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien. » L’Œdipe de Sophocle donne ainsi la formule de la victoire absurde. La sagesse antique rejoint l’héroïsme moderne. On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur. […] Mais il n’y a qu’un monde. Le bonheur et l’absurde sont les deux fils de la même terre. Ils vont inséparables. L’erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de la découverte de l’absurde. Il arrive aussi bien que le sentiment de l’absurde naisse du bonheur. « Je juge que tout est bien », dit Œdipe, et cette parole est sacrée. Elle retentit dans l’univers farouche et limité de l’homme. Elle enseigne que tout n’est pas, n’a pas été épuisé. Elle chasse de ce monde un dieu qui y était entré avec l’insatisfaction et le goût des douleurs inutiles. Elle fait du destin une affaire d’homme, qui doit être réglée entre les hommes. Toute la joie silence de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de sa montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.” (p. 196-198.)

 

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