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| [ Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher, et quoiqu'il fît obscur, il reconnut aisément M. de Nemours.] Les palissades étaient fort hautes, et il y en avait encore derrière, pour empêcher qu'on ne pût entrer ; en sorte qu'il était assez difficile de se faire passage. Monsieur de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de peine à démêler où était Madame de Clèves. Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet, toutes les fenêtres en étaient ouvertes ; et, en se glissant le long des palissades, il s'en approcha avec un trouble et une émotion qu'il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servait de porte, pour voir ce que faisait Madame de Clèves. Il vit qu'elle était seule ; mais il la vit d'une si admirable beauté, qu'à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n'avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et Monsieur de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi. Il vit qu'elle en faisait des noeuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu'il avait portée quelque temps, et qu'il avait donnée à sa soeur, à qui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à Monsieur de Nemours. Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur, elle prit un flambeau et s'en alla proche d'une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de Monsieur de Nemours ; elle s'assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner. On ne peut exprimer ce que sentit Monsieur de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu'il adorait ; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu'elle lui cachait, c'est ce qui n'a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. [Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu'il demeurait immobile à regarder Madame de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu'il devait attendre à lui parler qu'elle allât dans le jardin ; il crut qu'il le pourrait faire avec plus de sûreté, parce qu'elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais voyant qu'elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d'y entrer. Quand il voulut l'exécuter, quel trouble n'eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur, et de le voir devenir plein de sévérité et de colère ! ] |
Pistes d’analyse= mise en abîme des regards, l’observeur observé, des aveux sans mots Extrait très romanesque, caractère très visuel de la scène, analyse psychologique dans une scène entièrement muette/ tableau très structuré
INTRODUCTION -Situer et pster l’extrait “brièvement”: M. de Clèves est parti à Reims avec la cour pour le sacre du nouveau roi, François II. Mme de Clèves, qui n'avait pas voulu l'accompagner pour éviter d'être sans cesse exposée à rencontrer M. de Nemours, s'est retirée dans son château de Coulommiers. Un gentilhomme, envoyé par le PDC soupçonneux, après avoir suivi M. de Nemours qui s'est arrêté dans un village près de Coulommiers, est allé se poster dans la forêt qui entoure le jardin pour y attendre la nuit et guetter l'arrivée du duc.
Mouvements du texte: Unité de la scène se fait par l'enchaînement des regards des personnages: le gentilhomme regarde le DDN regarder la PDC qui l’observera à son tour sur un tableau ⇒ 3 grands mouvements (cf plus bas) Projets de lecture possibles: Comment la narratrice fait-elle partager au lecteur les sentiments des personnages ? Comment cette scène met-elle en scène le caractère extraordinaire de l’amour des deux personnages?Comment la narratrice fait-elle de cette scène une déclaration d’amour qui se passe de mots et d’échanges directs entre les personnages ?
Explication Linéaire:
1/ Le mouvement d’approche du duc de Nemours l. 1 à 7 , de “Les palissades étaient fort hautes “ à “ pour voir ce que faisait Madame de Clèves.“ Romanesque de la situation, d’autant qu’il est lui-même observé par un espion au service du PDC. “Monsieur de Nemours en vint à bout néanmoins” = N passe sous silence le comment mais qualités extraordinaires du duc lui permettent de passer qd même. sorte de clair-obscur: lui est dans le noir, elle du côté de la lumière (“beaucoup de lumières”) = permet aussi de mettre en évidence le caractère très visuel, très spectaculaire de ce que fera MDC. D’ailleurs les fenêtres toutes “ouvertes” et celle à travers il va l’observer (“ Il se rangea derrière une des fenêtres [...] pour voir ce que faisait Madame de Clèves.”) constitueront une sorte de cadre scénique.
2/ Le portrait à la dérobée de la PDC (description physique puis 2 actions d’importance: rubans/ portrait du DDN) l.7 à 18 , de “ Il vit qu'elle était seule “ à “une rêverie que la passion seule peut donner. ” Constituent des aveux muets et involontaires mais très clairs des sentiments de la PDC pour le duc Phrase qui contient 3 occurrences du verbe voir ou mots de la même famille : insistance qui pourrait même paraitre lourdeur mais qui place bien au centre cet aspect “voyeur”/ spectacle, théâtre muet auquel va assister le DDN : “Il vit qu'elle était seule ; mais il la vit d'une si admirable beauté, qu'à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue”. Point de vue interne, nous sommes dans le regard du DDN ⇒ le mot “transport”= très fort, Duc très troublé par cette situation. Vive émotion, sentiment passionné; manifestation d'une telle émotion, d'un tel sentiment. Synon. effusion, élan2, emportement, exaltation, ravissement. style hyperbolique: intensifs “d’une telle beauté...que”/ perd le contrôle “à peine fut-il maitre de…” Phrase qui suit = explication: “Il faisait chaud” puis rapide portrait pour l’unique fois assez sensuel de la P qui est plus dénudée que de coutume et dans une tenue plus “négligée” (“rien sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés”/ elle est sur un lit, allanguie donc): image de grande intimité, aspect dérobé de cette scène que nul homme n’aurait dû voir Début des aveux muets et involontaires de la PDC: à travers les objets et une sorte de rituel amoureux - “des rubans de couleurs” aux couleurs du DDN au tournoi, cad jaune et noirs⇒ sorte de métonymie du duc et effet écho. Si le duc avait porté ces couleurs, c’était pour signifier son amour à la PDC; elle refait de même mais dans la solitude de son pavillon la canne rappelle la lance du duc mais ce qui ajoute encore à cet aveu d’amour = cette canne lui a appartenu et il ne peut s’agir d’une coïncidence. Récurrence de l’adj “extraordinaire” qui sert svt à qualifier ces deux êtres d’exception+ // avec le portrait que le duc possède d’elle “qu'il avait portée quelque temps, et qu'il avait donnée à sa soeur, à qui madame de Clèves l'avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à Monsieur de Nemours. “: intervention du Narrateur ici qui donne une explication de la manoeuvre de la PDC, passage au point de vue omniscient pour informer le lecteur, “sans faire semblant” = dissimulation de ses sentiments
Encore une fois aveu : extériorisation des sentiments: “une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur”... qui perçoit? N omniscient OU le DDN a-t-il aussi l’assurance de ces sentiments “le flambeau”= flamme de la passion + alors qu’il y a déjà bcp de lumières, elle veut voir avec toute l’acuité possible le visage du duc sur “ce tableau du siège de Metz” champ lexical amoureux se complète: “attention”, rêverie”, “passion” / Un amour muet mais qui passe par des regards qui disent tout
3/ L’exaltation des sentiments l. 19 à 22, dernier paragraphe Intériorité des sentiments/ phrase très expressive qui cherche à transmettre l’intensité de ce que ressent le DDN. formules hyperboliques : “ On ne peut exprimer ce que sentit Monsieur de Nemours” + “adorait” (terme quasi mystique”, “jamais imaginé [...] par nul autre amant”. Période finale : Longueur de cette phrase, notamment sa dernière partie = accumulation de propositions infinitive, anaphores de “voir” : ” Voir au milieu de la nuit, ...; la voir sans qu'elle sût qu'il la voyait, et la voir tout occupée “, c’est ce que. On peut parler de structure emphatique . Le transport et le trouble semblent mimés par la syntaxe, l’intensité des sentiments est soulignée par les répétitions et le crescendo dans la syntaxe
Exaltation: Rythme ternaire, effet lyrique/ Accumulation de toutes les circonstances qui font le bonheur du duc (temps “ au milieu de la nuit” + lieu, mention d’un locus amoenus: “ dans le plus beau lieu du monde”, superlatif) gradation dans les causes de son bonheur ( heure, lieu, personne, spectacle, et voir les preuves de son amour)
CONCLUSION: La progression de la scène se fait par une addition de regards : au regard du gentilhomme s'ajoute ensuite celui de M. de Nemours et enfin celui de Mme de Clèves. Et, en même temps que les plans se multiplient, l'angle de vue se resserre. Le gentilhomme qui regarde M. de Nemours faire le tour du jardin et escalader les palissades, a un champ d'observation plus large que M. de Nemours qui regarde Mme de Clèves à l'intérieur du cabinet, et M. de Nemours a lui-même un champ d'observation plus large que celui de Mme de Clèves qui contemple le petit carré de toile où M. de Nemours est peint. L'observateur, en effet, se rapproche de plus en plus : M. de Nemours est plus près de Mme de Clèves que le gentilhomme ne l'est de lui, et Mme de Clèves n'est qu'à un mètre ou deux du portrait de M. de Nemours. Scène d’une grande intimité/ mais une intimité volée Scène de déclaration amoureuse assez unique: jeux extraordinaire des regards, pas de mots, pas d’interaction. le langage des gestes, la symbolique des objets et des aveux à la dérobée font toute la tension amoureuse de ce passage MAIS Scène de dissimulation des personnes mais aussi des sentiments, résume la frustration et les intrigues mais aussi la décision de la PDC qui est sans doute déjà prise et par métonymie avec le gentilhomme, la présence de ce regard scrutateur auquel la princesse ne peut pas échapper ⇒ Scène cruciale puisque provoquera la mort du PDC
GRAMMAIRE: phrases à analyser sitôt qu'il fut dans ce jardin, il n'eut pas de peine à démêler où était Madame de Clèves. Monsieur de Nemours remarqua que c'étaient des mêmes couleurs qu'il avait portées au tournoi (expliquer l’ortho de “portées”) Après qu'elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu'elle avait dans le coeur, (les propositions)
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Vocabulaire à connaitre et employer
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