E.L. 5 : “Des Cannibales”, excipit, Montaigne, Essais, 1580, (p 85-89 dans notre édition) Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur tranquillité et à leur bonheur la connaissance des corruptions de ce côté-ci de l'océan, ignorant aussi que de cette fréquentation viendra leur ruine (dont je devine d'ailleurs qu'elle est déjà fort avancée), bien malheureux de s'être laissé duper par le désir de la nouveauté et d'avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre, vinrent à Rouen, au moment où le défunt roi Charles y était 2. Le roi leur parla longtemps ; on leur fit voir nos manières, notre faste, ce que c'est qu'une belle ville. Après cela, quelqu'un leur demanda ce qu'ils en pensaient, et voulut savoir ce qu'ils avaient trouvé là de plus extraordinaire ils répondirent trois choses --j'ai oublié la troisième et j'en suis bien contrarié ; mais j'en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu'ils trouvaient d'abord très étrange que tant de grands hommes barbus, forts et armés, qui entouraient le roi (ils parlaient sans doute de ses gardes suisses), acceptent d'obéir à un enfant, et qu'on ne choisisse pas plutôt l'un d'entre eux pour commander ; deuxièmement (dans leur langage, ils nomment les hommes « moitiés » les uns des autres) ils avaient remarqué qu'il y avait parmi nous des hommes repus et gorgés de toutes sortes de commodités, et que ceux qui étaient la « moitié » d'eux mendiaient à leurs portes, décharnés par la faim et la pauvreté ; et ils trouvaient étrange la façon dont ces « moitiés » miséreuses pouvaient supporter une telle injustice, sans prendre les autres à la gorge ou mettre leurs maisons à feu. J’ai parlé à l'un d'entre eux très longtemps ; mais j'avais un interprète qui me suivait si mal, et que sa bêtise empêchait tant de comprendre mes idées, que je ne pus guère en tirer de plaisir. Quand je lui demandai quel bénéfice il tirait de la supériorité qu'il avait sur les siens (car c'était un chef militaire, et nos matelots l'appelaient «roi »), il me dit que c'était de marcher le premier à la guerre ; de combien d'hommes était-il suivi ? II me montra un certain espace, pour indiquer que c'était autant qu'on pourrait en mettre là, et cela pouvait faire quatre ou cinq mille hommes ; en dehors de la guerre, toute son autorité s'évanouissait-elle ? Il dit que ce qui lui en restait, c'était que, quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui traçait des sentiers à travers les fourrés de leurs bois, pour qu'il puisse y passer bien à l'aise. Tout cela n'est pas si mal - mais quoi, ils ne portent point de haut-de-chausses 3! 1. Dans le style anacréontique : à la manière d' Anacréon (560-478 av. J.-C.), poète lyrique grec. 2.Au moment où le défunt roi Chartes IX y était : soit en 15452, pendant les guerres de Religion, quand Rouen fut reprise aux protestants Montaigne y était alors avec la cour ; le roi Charles IX (1550-1574) avait seulement 12 ans. 3. haut-de-chausses : sorte de pantalon court porté par les aristocrates. Pour retrouver le commentaire littéraire de cette page, cliquez sur ce sacrifice humain chez les Aztèques : Pour une proposition d'explication linéaire de cet extrait, cliquez sur cet autre sacrifice humain : Pour une autre proposition d'explication linéaire rédigée, cliquez sur cette autre scène de sacrifice cannibale, gravure issue de Nus, féroces et anthropophages, de Hans Staden (1557) : |