Étude sur Zazie : la frontière entre réel et irréel dans le roman.

Voici une étude de Zazie que j'ai trouvée sur le Net. Elle est très instructive. Je n'ai pas pu trouve le nom de l'auteur...

Introduction


Dans les romans que Raymond Queneau a publiés après-guerre, tels que Le dimanche de la vie 1, Zazie dans le métro 2 et Les fleurs bleues 3, cet écrivain a exploité une nouvelle forme romanesque pour décrire à sa manière le Paris contemporain, la réalité qu’il a vécue lui-même.
Les romans ci-mentionnés se caractérisent surtout par l’équilibre remarquable du réel et de l’irréel : le monde fictif et imaginaire se trouve là en rapport particulier avec le monde réel, de sorte que ces deux domaines se contaminent l’un l’autre. Cette zone frontière, que désignent les romans de Queneau, semble traduire le conflit qu’engendrent chez cet auteur deux pulsions contradictoires : la volonté de raconter la réalité de son époque et la méfiance à l’égard de cette volonté, ainsi que la présente étude illustrera à travers la lecture de Zazie dans le métro.
L’héroïne de ce roman arrive à Paris, pour y passer un jour et demi sous la garde de son oncle. Dès son arrivée, la grève du métro démoralise Zazie, dont le seul espoir était précisément de prendre ce dernier mais, malgré cette déception, elle démarre une aventure tantôt seule, tantôt accompagnée de personnages bizarres – son oncle Gabriel, susceptible d’être homosexuel, qui travaille comme « danseuse de charme » dans une boîte de « tantes », le « flic ou satyre » Trouscaillon, le chauffeur de taxi Charles, Madame veuve Mouaque, folle d’amour, le guide touristique slave Fédor Balanovitch, les touristes multinationaux, etc. Zazie visite d’abord le marché aux puces, monte ensuite sur la tour Effel, apprécie le numéro de Gabriel au Mont-de-Piété, etc. Son aventure, courte mais extravagante, se déroule ainsi jusqu’à ce qu’elle participe à une bagarre dans un café-restaurant, très tôt dans la matinée.
Cette étude observe en premier lieu la modalité conflictuelle du monde romanesque : Queneau construit son univers fictif en même temps qu’il en signale volontairement la facticité pour rendre impossible l’existence de ce monde. Ce roman, affranchi de l’illusion réaliste, constitue en un sens une construction langagière coupée du monde référentiel réel (chapitre 1). Cependant, comme on le remarque dans le chapitre 2, ce roman, dont l’histoire se déroule dans la vie quotidienne du Paris d’après-guerre, reflète le regard de Queneau jeté sur la réalité contemporaine. Malgré sa modalité autodestructrice, Zazie dans le métro témoigne de la civilisation et des mœurs françaises des années 50 de son propre point de vue.
Cette relation ambiguë et problématique que ce roman entretient avec le monde réel illustre le projet esthétique de Queneau : lorsqu’il décrit une réalité dans un roman, il met en cause simultanément son écriture comme s’il refusait de déterminer la signification de son roman, de son temps et même du Monde (chapitre 3).
Dans ses romans, Queneau exploite une certaine méthode pour saisir la réalité de son époque et la rendre. Même si l’on a l’impression que « la trame souvent et toujours le mouvement [de ses romans] sont d’une façon rigoureuse ceux de l’imagination 4», ces romans se nourrissent toutefois de la réalité environnante, et en constituent même la chronique ou le témoignage à leur manière. La création de Queneau se caractérise ainsi par son procédé équivoque : contaminée par l’invasion de l’irréel, la chronique parisienne des années 50 est mise en doute à mesure qu’elle se réalise. Cette étude éclaire, à travers l’analyse de Zazie dans le métro, la zone frontière du réel et de l’irréel, où s’affrontent et se réconcilient la volonté de décrire le monde réel et le refus de cette volonté.


Chapitre 1
Autodestruction du monde fictif

Zazie dans le métro se caractérise, comme presque tous les romans de Queneau, par sa modalité structurelle rigoureuse : Roland Barthes lui accorde le titre d’ « un roman bien fait », et remarque son unité diégétique afin de mettre en relief sa construction affermie « de type classique »5. Or, à cette rigueur structurelle s’ajoute une autre caractéristique : Paul Gayot constate la légèreté et la facilité d’un rêve dans ce roman, appartenant « au domaine de la confusion, et du déguisement 6», dans lequel « l’irréalisme est de plus en plus marqué, de moins en moins masqué 7».
Ces deux observations apparemment contradictoires ne le sont pas au fond. Queneau construit un édifice d’autant plus affermi qu’il espère le marquer de son propre « coup de pouce 8». La construction du monde romanesque n’est donc pas un procédé univoque : l’auteur expose tout le temps son architecture littéraire au risque de la voir s’écrouler. Ce chapitre illustre à divers niveaux ce cheminement créatif conflictuel de Queneau.

1.1. Personnages sans identité

1.1.1. Monuments parisiens
Le monde romanesque de Zazie dans le métro occupe une position particulière par rapport au monde référentiel réel. La grève du métro oblige Zazie, arrivée à la gare d’Austerlitz, et son oncle Gabriel à prendre le taxi de Charles, ami de celui-ci. Deux Parisiens expliquent les monuments parisiens à la petite provinciale de la manière suivante :

–Et ça ! mugit-il, regarde !! le Panthéon !!!
–Qu’est-ce qu’il faut pas entendre, dit Charles sans se retourner.
Il conduisait lentement pour que la petite puisse voir les curiosités et s’instruise par-dessus le marché.
–C’est peut-être pas le Panthéon ? demande Gabriel.
Il y a quelque chose de narquois dans sa question.
–Non, dit Charles avec force. Non, non et non, c’est pas le Panthéon.
–Et qu’est-ce que ça serait alors d’après toi ?
La narquoiserie du ton devient presque offensante pour l’interlocuteur qui, d’ailleurs, s’empresse d’avouer sa défaite.
–J’en sais rien, dit Charles.
–Là. Tu vois.
–Mais c’est pas le Panthéon.
[...]
–J’ai trouvé, hurle celui-ci. Le truc qu’on vient de voir, c’était pas le Panthéon bien sûr, c’était la gare de Lyon.
–Peut-être, dit Gabriel avec désinvolture, mais maintenant c’est du passé, n’en parlons plus, tandis que ça, petite, regarde-moi ça si c’est chouette comme architecture, c’est les Invalides...
–T’es tombé sur la tête, dit Charles, ça n’a rien à voir avec les Invalides.
–Et bien, dit Gabriel, si c’est pas les Invalides, apprends-nous cexé.
–Je sais pas trop, dit Charles, mais c’est tout au plus la caserne de Reuilly9.


Bien que Gabriel et Charles se fassent un plaisir de montrer à Zazie les curiosités parisiennes, ils ne parviennent pas à s’entendre pour identifier les monuments. Lorsqu’ils voient la ville de Paris depuis la tour Eiffel, ils se méprennent également à propos de monuments tels que le Panthéon, les Invalides et le Sacré-Cœur, et ils n’arrivent jamais à les identifier. De même, à la place du guide Fédor Balanovitch, Gabriel montre aux touristes étrangers la Sainte-Chapelle, qui n’est peut-être que le Tribunal de commerce.

1.1.2. Trouscaillon
Dans ce roman, on ne peut identifier ni les personnages ni les monuments. Un personnage, Trouscaillon, brouille le monde romanesque avec les transmutations de son identité qui varie d’un satyre à un « flic ».
Le lendemain matin de son arrivée à Paris, Zazie se sauve de l’appartement de Gabriel et va se balader dans la ville. Lorsqu’elle pleure à cause de la grève du métro qui persiste toujours, ce personnage prend la forme d’un satyre, « affublé de grosses bacchantes noires, d’un melon, d’un pébroque et de larges tatanes 10» mais, devant Gabriel, il prétend être un pauvre marchand forain, qui, « sous le nom de Pédro-surplus », distribue « aux populations les menus objets que l’armée amerloquaine laissa traîner derrière elle lors de la libération du territoire 11». Ensuite, il se nomme Trouscaillon « agent de la circulation », inspecteur Bertin Poirée, et enfin Aroun Arachide, « prince de ce monde et de plusieurs territoires connexes 12».
Le long du roman, ce personnage ne cesse de transformer son identité juste comme il change de costume et de masque ; il apparaît même comme un personnage sans aucune identité (« C’est moi, moi, que j’ai perdu. »), et noue la conversation suivante avec le cordonnier Gridoux :

–Vous voulez peut-être savoir mon nom par egzemple ?
–Oui, dit Gridoux, c’est ça, vott nom.
–Et bien je ne le sais pas.
Gridoux leva les yeux.
[...]
–Mais ce qu’il y a de plus fort dans mon cas, reprit le type, c’est que je ne sais pas si j’en avais un avant.
–Un nom ?
–Un nom 13.

Le problème d’identification s’aggrave d’autant plus que les personnages n’ont pas bonne mémoire. En face de cet homme, Zazie et Gabriel pensent tous les deux qu’ils ont « déjà vu [sa] tête quelque part 14», mais le problème d’identification leur échappe tout de suite. L’extrait suivant illustre le rôle privilégié de l’apparence dans le procédé d’identification :

Marceline reconnut tout de suite la silhouette du type : c’était le soi-disant Pédro-surplus. Mais lorsqu’il eut allumé dans la pièce où elle se trouvait, Marceline crut s’être trompée car le personnage présent ne portait ni bacchantes ni verres fumés.
[...]
Et tandis que, s’étant assis, il remettait en silence ses tatanes, elle constata qu’elle n’avait pas commis d’erreur dans sa première identification. C’était bien le type que Gabriel avait jeté dans l’escalier
15.

Ici, Marceline donne trop d’importance à l’apparence qui consiste en bacchantes, verres fumés et tatanes, bien qu’ils ne soient que des outils typiques de déguisement.

1.1.3. Tonton Gabriel
Ainsi que Queneau le remarque dans le prière d’insérer, dans ce monde romanesque, « les habitants [de Paris] semblent tous dépourvus de papiers d’identité 16». À part l’identité de Trouscaillon, celle de Gabriel, surtout son identité sexuelle, demeure énigmatique tout au long du roman.
Avant d’aller se coucher, Zazie embrasse Gabriel et dit : « Tu as la peau douce 17.» Une fois qu’elle est allée dans sa chambre, il « va chercher une jolie trousse en peau de porc marquée de ses initiales », et « commence à se faire les mains 18». En plus, sa femme Marceline dit à Gabriel qui va sortir pour son travail de nuit : « Tu as oublié ton rouge à lèvres 19».
Tonton Gabriel est-il une « tante » au fond ? Son identité sexuelle est mise en doute d’une autre manière. Comme elle le raconte elle-même, Zazie a l’expérience d’avoir failli être violée par son père. C’est pourquoi Jeanne Lalochère, la mère de Zazie, dit à Gabriel à la gare d’Austerlitz : « Je peux te faire confiance ? Tu comprends, je ne veux pas qu’elle se fasse violer par toute la famille 20. » On pourrait donc supposer qu’elle confie Zazie à son frère parce qu’elle le considère comme homosexuel.
En revanche, Gabriel prétend toujours ne pas être homosexuel. Lorsque Pédro-surplus lui demande sa profession, il lui répond enfin qu’il travaille comme danseuse de charme dans une boîte de tantes, et en protestant contre les accusations de ce personnage qui prend Gabriel pour une « pédale », il dit :

Mais puisque je vous dis que j’en suis pas. D’accord, je fais mon numéro habillé en femme dans une boîte de tantes mais ça veut rien dire. C’est juste pour faire marer le monde. Vous comprenez, à cause de ma haute taille, ils se fendent la pipe. Mais moi, personnellement, j’en suis pas. La preuve c’est que je suis marié 21.


Aussi l’argument de Gridoux qui témoigne pour Gabriel est-il convaincant :

Un colosse habillé en torero ça fait sourire, mais un colosse habillé en Sévillane, c’est ça alors qui fait marer les gens. D’ailleurs c’est pas tout, il danse aussi La Mort du cygne comme à l’Opéra. En tutu. Là alors, les gens ils sont pliés en deux. Vous allez parler de la bêtise humaine, dakor, mais c’est un métier comme un autre après tout, pas vrai 22?


Au chapitre XIV, en voyant Gabriel faire « quelques entrechats en agitant ses mains derrière ses omoplates pour simuler le vol du papillon 23», on est tenté de croire que ce personnage n’est ni homosexuel ni amateur de déguisement même si « vêtu d’un tutu [il] montre à des caves de votre espèce [s]es cuisses naturellement assez poilues il faut le dire mais professionnellement épilées 24».
L’énigme de l’identité sexuelle de Gabriel, qui semble ainsi résolue, reste cependant entière à la fin du roman :

–Tiens, dit Jeanne Lalochère. Marcel.
–Comme vous voyez.
–Mais elle dort debout !
–On a fait la foire. Faut l’escuser. Et moi aussi, faut m’escuser si je me tire.
–Je comprends. Mais Gabriel ?
–C’est pas brillant. On s’éclipse. Arvoir, petite.
–Au revoir, meussieu, dit Zazie très absente
25.

Marceline, qui a ramené Zazie à la gare, est appelée « Marcel » par la mère de celle-ci, et Zazie l’appelle « meussieu » en succombant au sommeil. Ce personnage, se comportant toujours « doucement » comme la femme de Gabriel, est ici considéré comme un homme. Ce roman se termine ainsi au moment où l’identité sexuelle de Gabriel est remise en doute et cette énigme retourne à son point de départ.

1.2. Absence du centre
Zazie dans le métro n’est pas le genre de roman qui transcrit le monde référentiel préexistant au texte. Queneau ne crée un monde et des personnages romanesques qu’en les détruisant : il enlève l’identité des monuments et des personnages afin de signaler intentionnellement leur impossibilité d’exister. Une des versions de l’épigraphe grecque traduit cette modalité conflictuelle du roman : « C’est celui qui l’avait fait qui l’a fait disparaître 26.» De même que l’identité sexuelle de Gabriel demeure toujours énigmatique et échappe à toute tentative de fixation, ce roman, dans lequel plusieurs histoires coexistent en vrac, n’aboutit à aucun achèvement, ce qu’illustre le dialogue de Zazie et de sa mère :

–Alors tu t’es bien amusée ?
–Comme ça.
–T’as vu le métro ?
–Non.
–Alors, qu’est-ce que t’as fait ?
–J’ai vieilli
27.

Qu’est-ce que Zazie a fait pendant son aventure, depuis son arrivée à Paris jusqu’à son retour à la gare d’Austerlitz pour rejoindre sa mère à « six heures soixante 28» ? Zazie dit qu’elle n’a rien fait d’autre que vieillir. Si ce roman est une sorte de roman de la formation, on dirait que c’est une formation « qui ne conduit nulle part 29». En effet, Zazie dans le métro manque de trame comme si Queneau remettait en cause la construction de son monde romanesque à mesure que celle-ci se développait.

1.2.1. Fin du roman
Ce roman se caractérise d’abord par le glissement successif de l’objectif. Zazie vient à Paris avec l’espoir de « [s]’aller voiturer dans lmétro 30», mais cette tentative échoue à cause de la grève. Après cet échec, elle désire le « cacocalo », des « bloudjinnzes », etc., et dans la seconde moitié du roman, elle cherche à savoir en vain si Gabriel est « hormosessuel » sans même savoir ce qu’est un homosexuel :

–Qu’est-ce que c’est au juste qu’une tante ? lui demanda familièrement Zazie en vieille copine. Une pédale ? une lope ? un pédé ? un hormosessuel ? Y a des nuances 31?

Avant tout, son aventure dénuée d’objectif fixe n’est que le revers de l’adultère de Jeanne Lalochère, la mère de Zazie. Pour montrer la ville de Paris à celle-ci, Gabriel la mène à la tour Eiffel, mais à part cela, son souci unique est de la rendre à sa mère sans aucune histoire.
Ce roman incite le lecteur à s’interroger sur la notion de la fin du roman. D’un côté, l’aventure de l’héroïne est marquée par le glissement ininterrompu de l’objectif, mais d’un autre côté, le terme de ce roman est rigoureusement fixé depuis le début : Zazie est destinée à retourner à la gare d’Austerlitz pour prendre avec sa mère le train de « six heures soixante 32» qui les ramènerait chez eux.
On retrouve la même logique dans le cheminement des voyageurs que guide Fédor Balanovitch :

Quant à Fédor Balanovitch, les allées et venues de Gabriella le laissaient tout à fait indifférent et il ne se souciait que de mener ses agneaux en lieu voulu avant l’heure où les gardiens de musée vont boire, une telle faille dans le programme n’étant pas réparable car le lendemain les voyageurs partaient pour Gibraltar aux anciens parapets. Tel était leur itinéraire
33.

Lorsque Gabriel propose à ce guide de mener les voyageurs au Mont-de-piété, il lui répond que « ça fait pas partie du programme 34». Convaincu par Gabriel, ce guide décide enfin de modifier le programme, mais après avoir vu le numéro de Gabriel, les voyageurs reprennent l’itinéraire originel (« Le jour même, à la première heure, ils partiront pour Gibraltar aux anciens parapets. Tel est leur itinéraire 35.»)
Même si l’aventure de Zazie semble avancer de façon aléatoire et manquer d’objectif central, cela n’empêche pas le roman d’atteindre la fin programmée. Zazie dans le métro montre ainsi le décalage entre la fin d’un roman et l’achèvement d’une histoire.

1.2.2. Développement simultané des histoires
L’absence de centre est d’autant plus marquée que ce roman consiste en plusieurs histoires qui se déroulent simultanément. L’aventure de Zazie est d’abord encadrée par l’histoire de l’adultère de sa mère ; Jean Lalochère est présente seulement au chapitre I et au chapitre XIX, mais son histoire se déroule parallèlement dans une chambre d’hôtel, en cachette du point de vue du narrateur.
Dans les chapitres III et IV, on assiste à l’instant même où le déroulement de l’histoire se subdivise en deux parties. Suivant Turandot qui s’échappe de la foule le prenant pour un satyre, une histoire commence à se dérouler dans sa maison ; et avec Zazie, qui se sauve dans une autre direction, une autre histoire démarre simultanément :

Comme concitoyens et commères continuaient à discuter le coup, Zazie s’éclipsa. Elle prit la première rue à droite, puis la celle à gauche, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle arrive à l’une des portes de la ville
36.

Dans les chapitres IX et X aussi, Gabriel « guidenappé » va montrer aux touristes le monument supposé être la Sainte-Chapelle, en même temps que Zazie le pourchasse avec Madame Mouaque et Trouscaillon.
Toutes les apparitions et disparitions des personnages approfondissent et complexifient la structure du roman 37. Dans le chapitre IX, Madame veuve Mouaque entre en scène comme une passante qui tombe amoureuse d’abord de Gabriel, ensuite de Trouscaillon, et déclenche son histoire d’amour qui se termine sur sa propre mort. Si Charles s’éclipse au chapitre VIII, il revient au chapitre XIII, déterminé à se marier avec Mado Ptits-pieds. L’appel de Gabriel qui intervient dans cette scène de la déclaration d’amour illustre bien la simultanéité de deux histoires : l’une se déroule dans la brasserie du Sphéroïde, l’autre dans La Cave. C’est de cette simultanéité que profite Trouscaillon au chapitre XV ; il va séduire Marceline parce qu’il sait que « tout le reste de la maisonnée cet imbécile de Turandot compris iront au Mont-de-piété pour admirer les gambades de Gabriella 38».
Queneau présente ce roman comme un réseau complexe d’histoires, ce qui nous empêche de distinguer l’histoire initiale et l’histoire épisodique.

1.2.3. Logique de conversation
Ce roman, dont l’essentiel est constitué de conversations, doit quelquefois sa logique à celle de la pensée arbitraire des personnages qui se déploie pendant la conversation :

–Tu vois comment ça raisonne déjà bien une mouflette de cet âge ? On se demande pourquoi c’est la peine de les envoyer à l’école.
–Moi, déclare Zazie, je veux aller à l’école jusqu’à soixante-cinq ans.
–Jusqu’à soixante-cinq ans ? répéta Gabriel un chouïa surpris.
–Oui, dit Zazie, je veux être institutrice
39.

Le sujet de conversation passe brusquement du caractère têtu de Zazie à son projet d’avenir professionnel. Les dialogues de ce roman se caractérisent ainsi par leur manque de cohérence ; une fois que l’on passe d’un sujet de conversation à l’autre, on oublie le sujet précédent. De même, la conversation est coupée inopinément avant son achèvement :

–Elle a eu le dernier mot, dit Charles placidement. Nous y vlà. Tout le monde descend. Je vais ranger ma voiture et je reviens.
–Tant mieux, dit Turandot, je commençais à avoir le torticolis. Tu m’en veux pas ?
–Mais non, dit Madeleine, vzêtes trop con pour qu’on puisse vous en vouloi
r40.

Madeleine, Gridoux et Turandot discutent du mariage dans le taxi que conduit Charles. Ici, c’est le changement de situation – leur arrivée à destination – qui met fin à leur conversation même si elle ne s’est pas encore achevée.
Le narrateur, qui n’est jamais narrateur omniscient, n’a pas l’intention d’orienter l’histoire dans un sens ou dans l’autre. Comme le montre la scène suivante, le passage du temps change la situation, les personnages perdent le fil de la conversation, et la scène entière qui se déroulait jusqu’alors est privée de sa signification :

Les midineurs arrivaient, d’aucuns avec leur gamelle. On entendit Laverdure qui poussait son tu causes tu causes c’est tout ce que tu sais faire.

–Oui, dit Gabriel pensivement, de quoi qu’on causait ?
–De rien, répondit le type. De rien.
Gabriel le regarda d’un air dégoûté.
–Alors, qu’il dit. Alors qu’est-ce que je fous ici ?
[...]
Dans l’escalier Gabriel s’arrêta pour demander au pote Charles :
–Tu crois pas que ç’aurait été poli de l’inviter
41?

Dans cette scène, Gabriel, perdu dans la conversation, pense même à inviter le « type » au déjeuner en oubliant qu’il s’est disputé avec lui et qu’il l’a projeté du haut de l’escalier.
Le développement du roman dépend des aléas de la conversation, du déplacement géographique des personnages et de l’écoulement du temps. Le narrateur ne sait pas ou prétend ne pas savoir le terme du roman ; il refuse de devenir un narrateur omniscient et préfère ignorer sa propre narration :

La dame insiste ; elle se penche vers Zazie.
–Allons, ma petite, n’aie pas peur, dis-le-moi ce qu’il t’a dit le vilain meussieu ?
–C’est trop sale, murmure Zazie.
–Il t’a demandé de lui faire des choses ?
–C’est ça, mdame.
Zazie glisse à voix basse quelques détails dans l’oreille de la bonne femme. Celle-ci se redresse et crache à la figure de Turandot.
–Dégueulasse, qu’elle lui jette en plus en prime.
[...]
Un type s’enquiert :
–Qu’est-ce qu’il lui a demandé de lui faire ?
La bonne femme glisse les détails zaziques dans l’oreille du type :
–Oh ! qu’il fait le type, jamais j’avais pensé à ça
42.

Un des passants qui prennent Turandot pour un satyre demande à Zazie ce que celui-ci lui a demandé de faire. Les « détails zaziques » se communiquent d’un passant à un autre sans être expliqués aux lecteurs. Cette scène illustre l’autonomie des personnages dans la conversation aussi bien que l’ignorance et l’impuissance affectées du narrateur.
L’allure de ce roman, dépourvue de centre, d’objectif et de consistance, se traduit par celle de Zazie qui essaie de semer le « type » lui courant après :

Brusquement, elle se lève, s’empare du paquet et se carapate. Elle se jette dans la foule, se glisse entre les gens et les éventaires, file droit devant elle en zigzag, puis vire sec tantôt à droite, tantôt à gauche, elle court puis elle marche, se hâte puis ralentit, reprend le petit trot, fait des tours et des détours
43.

1.3. Construction langagière
Ce roman, dans lequel les personnages et les choses sont dénués d’épaisseur réaliste, et qui n’arrive à aucun achèvement, est en un sens une palette d’expérience qui se charge d’exploiter les possibilités du langage. Ce monde n’est pas le reflet de la réalité ambiante : c’est une construction langagière affranchie du souci de l’illusion réaliste.

1.3.1. Mots coupés de leur référent
Au chapitre XIII, après avoir accepté le mariage proposé par Charles, Mado Ptits-pieds, va en informer Marceline et lui demande conseil sur le costume qu’elle revêtirait pour la fête de fiançailles :

–Alors, qu’elle [=Marceline] dit doucement, alors dans ce cas-là pourquoi ne mettriez-vous pas votre veste amarante avec la jupe plissée verte et jaune que je vous ai vue un jour de bal un quatorze juillet 44.

En accord avec Marceline, Mado répond :

–Faudrait, dit Madeleine. Alors je mets ma veste vert pomme avec la jupe orange et citron du quatorze juillet 45 ?

La couleur de la veste et celle de la jupe sont ainsi remplaçables, ce qui signifie que les mots sont coupés de leur référent. De même, lorsque les personnages échappent aux « messieux fortement armés 46» après la bagarre d’Aux Nyctalopes, le cafetier Turandot entre dans la cage à la place du perroquet Laverdure :

–Et si je me mettais dans la cage, dit Turandot, et que ce soit Laverdure qui me porte ?
[...]
–Alors au revoir, les gars ! dit Laverdure.
–Tu causes, tu causes, dit Turandot, c’est tout ce que tu sais faire.
Et ils s’envolèrent dans la direction Bastille
47.

Laverdure salue tout le monde en langage humain et emporte Turandot affecté de psittacisme dans la cage.

1.3.2. Répétitions ludiques
Le langage néglige la vraisemblance de ce qu’il signifie, et construit un univers fictif coupé de la réalité référentielle. De plus, le texte est parsemé de jeux langagiers comme la répétition de situations similaires ou d’expressions identiques, qui mettent à jour la facticité de ce monde artificiel.
Dans ce roman, la scène où Zazie essaie de semer un homme qui la pourchasse se répète deux fois. Dans la scène première, le cri de Zazie (« Au secours ! Au secours 48! »), attire l’attention des passants, et Turandot « se trouve au centre d’un cercle de moralistes sévères 49» qui le prennent pour un satyre. Une scène similaire se répète encore une fois :

On était sorti de la cohue, on se trouvait maintenant dans une rue de moyenne largeur fréquentée par de braves gens avec des têtes de cons, des pères de famille, des retraités, des bonnes femmes qui baladaient leurs mômes, un public en or, quoi. C’est du tout cuit, se dit Zazie avec sa petite voix intérieure. Elle prit sa respiration et ouvrit la bouche pour pousser son cri de guerre : au satyre 50!

Cette fois-ci, c’est l’homme courant après qui gagne, et Zazie est entourée par la foule qui la prend pour une voleuse. Ces deux situations similaires forment ainsi une symétrie.
On peut remarquer une répétition d’un autre type. Après minuit, en route vers le café-restaurant Aux Nyctalopes, Gabriel et ses compagnons font du tapage à tel point qu’ils provoquent l’apparition de deux « hanvélos » hurlant : « Tapage nocturne, [...] chahut lunaire, boucan somnivore, médianoche gueulante, ah çà mais c’est que 51...» Pendant que ces hanvélos et le « flicmane » Trouscaillon discutent, de nouveaux policiers apparaissent et disent : « Tapage nocturne, [...] Chahut lunaire, boucan somnivore, médianoche gueulante, ah çà mais c’est que 52...» Ces « flics » emmènent les hanvélos et Trouscaillon dans « un panier à salade 53». Cette scène constitue une tautologie 54.

1.3.3. Démesures
En plus, le développement de l’histoire prend une dimension déroutante pour marquer la fin du roman et signaler la facticité de l’univers romanesque :

C’était maintenant des troupeaux de loufiats qui surgissaient de toutes parts. Jamais on upu croire qu’il y en u tant. Ils sortaient des cuisines, des caves, des offices, des soutes. Leur masse serrée absorba Gridoux puis Turandot aventuré parmi eux. Mais ils n’arrivaient pas à réduire Gabriel aussi facilement. Tel le coléoptère attaqué par une colonne myrmidonne, tel le bœuf assailli par un banc hirudinaire, Gabriel se secouait, s’ébrouait, s’ébattait, projetant dans des directions variées des projectiles humains qui s’en allaient briser tables et chaises ou rouler entre les pieds des clients 55.

Le désaccord entre Gabriel et les garçons de café se transforme en bataille de dimension démesurée. Pour la calmer, « deux divisions blindées de veilleurs de nuit et un escadron de spahis jurassiens venaient en effet de prendre position autour de la place Pigalle 56».
Queneau viole expressément la règle de vraisemblance et présente chaque événement et action en soulignant leur facticité. Loin de l’escamoter, ce roman rend manifeste le fait qu’il n’est qu’un produit artificiel comme l’illustre la méditation suivante de Gabriel :

Paris n’est qu’un songe, Gabriel n’est qu’un rêve (charmant), Zazie le songe d’un rêve (ou d’un cauchemar) et toute cette histoire le songe d’un songe, le rêve d’un rêve, à peine plus qu’un délire tapé à la machine par un romancier idiot (oh ! pardon) 57.

1.4. Références à l’Histoire
Queneau crée un univers romanesque en même temps qu’il inscrit sa facticité sur cette construction artificielle. Le titre du roman qui contredit son contenu – Zazie ne prend pas le métro – traduit la logique pareille qui le sous-tend. Cependant, ce roman, aussi désengagé soit-il, est arrimé à une époque réaliste bien déterminée, à travers des références historiques telles que l’Occupation de la France par l’armée allemande.
Le narrateur indique que La Cave de Turandot est équipé d’un « zinc en bois depuis l’occupation 58» et que le cordonnier Gridoux range le mégot « dans une boîte de Valdas, une habitude de l’occupation 59». Le souvenir de la guerre mondiale marque aussi la conversation :

–Y a aussi l’eau d’arquebuse, qu’il dit.
–C’est démodé ça. De nos jours, ce qu’il faudrait, c’est de l’eau atomique.
Cette évocation de l’histoire universelle fait se marer tout le monde
60.

En outre, les personnages mentionnent dans leur propos les bombardements, le marché noir, le STO, la Libération, etc.
L’extrait suivant montre la question qui pesait sur Queneau pendant sa création, relative à la temporalité de l’histoire :

Est-ce que l’histoire se passerait pendant l’occupation ou bien avant ? ou bien après ? ou bien n’importe quand. [...] On ne peut pas montrer un type de quarante an sans dire s’il a été mobilisé, où, comment, son régiment, ses guerres, celle de 40, l’Exode, le six février, enfin tout le bordel infernal
61...

En effet, Gabriel, trente-deux ans, a l’expérience du STO en Allemagne. Ces données nous permettent de cerner l’époque de l’histoire comme l’a abordé Michel Bigot :

Or, par le décret du 16 février 1943, le gouvernement de Vichy a astreint au Service du travail obligatoire les jeunes Français nés entre le 1er janvier 1920 et le 31 décembre 1922. La grande période de recrutement pour le STO est l’année 1943
62...

On pourrait en induire que l’histoire de Zazie dans le métro se situe entre 1952 et 1954. Contrairement à la modalité du roman désengagée, son histoire renvoie ainsi à une époque réaliste déterminée.


                                                                                                        * * *


Comme on l’a relevé plus haut, les personnages de ce roman échappent à toute identification et se livrent sans cesse au déguisement et à la métamorphose. Leurs fausses apparences s’avèrent ne masquer que le vide. En outre, ce roman est dénué de trame et d’achèvement, et son monde romanesque lui-même se présente comme une construction langagière affranchie de l’effet réaliste. En revanche, on peut arrimer l’histoire de ce roman à une époque et à un lieu réalistes historiques, le Paris d’après-guerre. Malgré la forme autodestructrice du roman, Queneau décrit à sa manière la vie parisienne quotidienne des années 50 dans cette construction purement artificielle.






Chapitre 2 : l’Homme, le Monde et le Langage

Lorsque Queneau construit un monde romanesque, il signale intentionnellement la facticité de cette construction. Cependant, même si ce roman se refuse à ce niveau d’être le reflet du monde réel, son histoire se situe de façon évidente dans la réalité historique. Malgré sa modalité autodestructrice, ce roman décrit à sa manière la vie quotidienne parisienne des années 50, la réalité qui entourait Queneau lui-même. Ce chapitre est donc consacré à l’analyse de son regard posé sur l’homme, le monde et le langage de son temps.

2.1. Personnages
Si ce roman choisit de présenter des personnages qui manquent d’épaisseur réaliste, c’est qu’il tente d’établir une définition de l’homme contemporain et d’atteindre la manière la plus appropriée de le représenter dans un roman. Pour arriver à une conception nouvelle de l’Homme, Queneau commence par contester la notion de personnage du roman.

2.1.1. Personnages dénués de passé et de portrait
Un personnage privé de papier d’identité ne possède pas son C.V. non plus :

Je ne vous dirai rien de mon enfance ni de ma jeunesse. De mon éducation, n’en parlons point, je n’en ai pas, et de mon instruction je n’en parlerai guère car j’en ai peu. Sur ce dernier point, voilà qui est fait. J’en arrive donc maintenant à mon service militaire sur lequel je n’insisterai pas. Célibataire depuis mon plus jeune âge, la vie m’a fait ce que je suis 63.

Trouscaillon refuse de donner des informations précises sur son passé ; par conséquent, il échappe au fil de l’histoire. Le narrateur qui ignore sa propre narration semble ignorer également le passé des personnages. Notre connaissance est donc limitée au passé que les personnages racontent à leur manière dans leurs propos.
Dans quelques scènes de dialogue, les adultes racontent de façon assez fragmentaire l’expérience qu’ils ont vécue pendant l’occupation allemande. Tout au long du roman, seule Zazie raconte dans sa tirade son propre passé en détail – le meurtre de son père commis par sa mère.
De même, on ne sait pas grand chose des traits physiques des personnages : le narrateur évite, semble-t-il, d’en faire le portrait. Gabriel est décrit au début du roman seulement avec ces termes, utilisés comme des synonymes : « ce gros cochon », « un malabar », « gorille », « l’armoire à glace » et « le colosse »64. Lorsqu’un personnage juge les dehors des autres, son regard n’est pas descriptif :

–Vous riez pas souvent, qu’elle lui [=Charles] dit. Quel âge que vous avez ?
–Quel âge que tu me donnes ?
–Bin, vzêtes pas jeune : trente ans.
–Et quinze de mieux.
–Bin alors vzavez pas l’air trop vieux. Et tonton Gabriel ?
–Trente-deux.
–Bin, lui, il paraît plus
65.

Ce dialogue ne nous informe que sur la jeunesse de Charles et la vieillesse de Gabriel par rapport à leur âge. Dans le dialogue suivant, l’admiration de Madeleine pour Marceline s’en tient au niveau d’une impression subjective et manque de précision :

–Passque moi, dit Madeleine, passque moi, je vous trouve si belle.
–Vraiment ? demanda Marceline avec douceur.
–Ça oui, répondit Mado avec véhémence, ça vraiment oui. Vous êtes rien bath. Ça me plairait drôlement d’être comme vous. Vzêtes drôlement bien roulée. Et d’une élégance avec ça
66.

Cette tendance à éviter la description s’applique aussi aux lieux qui abritent les personnages :

–C’est là, dit Gabriel.
Zazie examine la maison. Elle ne communique pas ses impressions.
–Alors ? demanda Gabriel. Ça ira ?
Zazie fit un signe qui semblait indiquer qu’elle réservait son opinion
67.

La scène d’arrivée des personnages dans leur maison se passe ainsi de la description de l’immeuble dans lequel ils vivent. Quant au café-restaurant La Cave, le narrateur mentionne seulement un zinc en bois, un vasistas et une cage hébergeant un perroquet pour faire imaginer son intérieur.

2.1.2. Contestation du roman réaliste
Dans cette modalité de création de personnages, on pourrait lire la contestation de la notion de personnage, laquelle était fréquente au 20e siècle. Nathalie Sarraute, dans son essai L’Ère de soupçon, résume le changement qu’a subi le personnage du roman au 20e siècle :

Il [=personnage du roman] était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait, depuis les boucles d’argent de sa culotte jusqu’à la loupe veinée au bout de son nez. Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au grenier d’objets de toute espèce, jusqu’aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et, surtout, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n’appartenait qu’à lui, et souvent jusqu’à son nom
68.

Les propos suivant de Trouscaillon énumèrent de manière emphatique et ludique tout ce qui manque aux personnages assez pauvrement pourvus de Queneau, et partagent la même problématique que le propos de Sarraute :

Trouscaillon en fit un vache :
–Nom prénoms date de naissance lieu de naissance numéro d’immatriculation de la sécurité sociale numéro de compte en banque livret de caisse d’épargne quittance de loyer quittance d’eau quittance de gaz quittance d’électricité carte hebdomadaire de métro carte hebdomadaire d’autobus facture lévitan prospectus frigidaire trousseau de clé cartes d’alimentation blanc-seing laissez-passer bulle du pape et tutti frutti aboulez-moi sans phrase votre documentation
69.

Cette interrogation qu’énonce le « flicmane » Trouscaillon au « dénommé X » dans le cadre de sa profession n’est que la périphrase de la question : Qui êtes-vous ?
D’un côté, les personnages de Queneau dépourvus d’identité, de passé et de portrait traduisent sa méfiance à l’égard de la notion de personnage ; d’un autre côté, on peut s’approcher, à travers eux, de la notion rénovée de l’Homme que ce roman cherche à proposer. Cette interrogation de Trouscaillon porte sur la définition et la conception de l’Homme, et nous pousse à nous interroger sur les éléments qui le constituent.

2.2. Conditions juridiques de l’homme
Si ce roman prive les personnages d’identité, de passé et de portrait pour brouiller la notion de personnage, c’est qu’il recherche la définition de l’Homme, laquelle est encore en gestation.

2.2.1. Droits et devoirs
Dans les scènes de dialogue, on relève souvent l’argument sur les statuts légaux des hommes. À la gare d’Austerlitz, une dame reproche à Gabriel son parfum :

–Ça devrait pas être permis d’empester le monde comme ça, continua la rombière sûre de son bon droit 70.

Queneau fait discuter ses personnages sur le plan juridique afin de les placer dans le cadre des relations humaines et dans la société comme des sujets qui exercent leurs droits et acquittent leurs devoirs. À propos de la fugue de Zazie, Turandot dit à Gabriel : « Tu ferais que ton devoir en la récupérant 71. » De même, Zazie réclame sa propriété : « je te jure que c’est hà moi les bloudjinnzes 72», et le propriétaire Turandot soutient son autorité : « Je t’ai loué ici sans enfants et maintenant t’en as un sans mon autorisation73. » Madame veuve Mouaque, abattue dans la bagarre au café-restaurant Aux Nyctalopes, meurt en disant : « C’est bête, murmura-t-elle. Moi qu’avais des rentes 74. »
Les personnages sont ainsi réduits à des sujets juridiques régis par leurs droits et devoirs. Le narrateur définit par conséquent un homme de la manière suivante :

–T’entends ça ? dit la bonne femme à un ptit type à côté d’elle, probablement celui qu’avait le droit de la grimper légalement. T’entends comme il me manque de respect, ce gros cochon 75?

Le propos de Charles qui définit le mariage exemplifie également la relation humaine déterminée par les lois :

–C’est vrai, ça, dit Charles. Au fond, y aura rien de changé, sauf que, quand on tirera un coup, ça sera dans la légalité 76.

Dans ce monde romanesque, les lois jouent un rôle important pour définir un homme dans le cadre des relations humaines. De ce point de vue, ce roman jette un clin d’œil aux « clochards » délivrés du réseau de droits et de devoirs :

Il médita quelques instants ainsi sur la fragilité des choses humaines et sur les projets des souris qui n’aboutissent pas plus que ceux des anthropoïdes, puis il se prit à envier – quelques instants seulement, faut pas egzagérer – le sort de ces déshérités, déshérités peut-être mais libérés du poids des servitudes sociales et des conventions mondaines 77.

2.2.2. Statut problématique des lois
Tandis que les personnages sont présentés comme des sujets juridiques, ce roman décrit la position problématique des lois, elles-mêmes représentées par la police.
Les personnages qui vivent dans une société régie par les lois craignent à l’excès de les violer comme l’illustre la réaction de Gabriel qui a retrouvé Zazie accompagnée d’un agent de police :

L’astuce était effectivement savoureuse : lorsque Gabriel, après avoir ouvert la porte et s’être écrié Zazie, s’entendit annoncer gaîment « tonton, vlà un flic qui veut tparler », s’appuyant contre le mur, il verdit 78.

Ce type de crainte justifie et renforce l’exagération de l’autorité des lois. Trouscaillon dit à Zazie qui lui a volé le paquet :

–Hein, et si je t’emmenais au commissariat ? Hein ? Au commissariat de police ? Tu irais en prison. En prison. Et tu passerais devant le tribunal pour mineurs. Avec la maison de redressement comme conclusion. Car tu serais condamnée. Condamné au massimum
79.

Par contre, les lois perdent leur autorité. Zazie, ayant l’expérience d’avoir déposé au procès de sa mère, recourt souvent au vocabulaire juridique pour le banaliser (« Faut mdéfendre 80. », « Faut parler que devant ton avocat 81... », etc.), et déprécie l’autorité des lois :

–C’est encore rien les flics, dit Zazie. Mais c’est les juges. Alors ceux-là...
–Tous des vaches, dit le sergent de ville avec impartialité.
–Eh bien, les flics comme les juges, dit Zazie, je les eus. Comme ça (geste).
La veuve la regardait émerveillée
82.

De plus, Zazie lutte contre la fraude juridique. Elle raconte à Trouscaillon l’histoire du meurtre de ses parents. D’après elle, sa mère a été acquittée bien que le meurtre de son mari, qu’elle a commis, fut programmé ; c’était son amant Georges qui lui « avait refilé la hache (silence) pour couper son bois (léger rire) 83 ». Elle s’était cachée dans la buanderie avec cette hache pour fendre au dépourvu le crâne de son mari, qui tentait de violer Zazie.
L’autorité des lois se dégrade également à travers la métamorphose de Trouscaillon ; dans son changement d’identité, un policier se trouve dos à dos avec un satyre. Ce personnage, qui est peut-être satyre, se fait « flic » face à un accident de circulation :

–Et vous ? dit l’autre conducteur en s’adressant à Trouscaillon, qu’est-ce que vous attendez pour dresser un constat ?
–Vous en faites pas, lui répondit Trouscaillon, c’est constaté, c’est constaté. Pouvez me faire confiance.
Et il imitait le flic qui griffonne des trucs sur un vieil écorné carnet.
–Vzavez votre carte grise ?
Trouscaillon fit semblant de l’examiner.
–Pas de passeport diplomatique ?
– (négation écœurée).
–Ça ira comme ça, dit la trouscaille, vous pouvez vous tirer
84.

Dans cette scène, personne ne remarque le subterfuge de Trouscaillon qui « imite » un agent de police pour dresser un constat.
D’une part, ce roman présente les personnages comme des sujets juridiques dont l’action est déterminée par leurs capacités légales ; d’autre part, les lois perdent leur autorité dans la société qu’ils habitent.

2.3. Conscience de soi
Dans la relation humaine que régit la convention sociale, les personnages sont obligés d’agir conformément à l’exigence légale, et le contour de leur moi se précise dans la discussion et le débat. Cette modalité d’existence des hommes reflète le regard de Queneau porté sur le monde réel de son temps.
La conscience de soi des personnages se manifeste également à travers le mépris et la moquerie envers les autres. Dans ce roman, on parle tout le temps pour insulter quelqu’un d’autre comme le remarque Gridoux :

–T’en fais pas, lui dit Gridoux, on est toujours insulté par quelqu’un.
–Ça c’est pensé, dit Turandot
85.

La conscience de soi de personnages se manifeste en particulier lorsqu’ils se distinguent des autres qu’ils méprisent. Dans la scène de la gare d’Austerlitz, c’est l’inégalité de leur taille qui oppose « le petit type » et Gabriel, et déclenche leur dispute : « Tu pues, eh gorille 86. » La frontière qui sépare et oppose les personnages se trouve aussi entre deux générations différentes :

–Elle me prend pour un idiot, dit Gabriel en s’adressant au type avec amabilité. C’est les gosses d’aujourd’hui.
–Y a plus de respect pour les anciens, dit le type
87.

Et les hétérosexuels méprisent les homosexuels :

Un Écossaise, simple loufiat attaché à l’établissement, considéra le personnage et fit part à haute voix de son opinion.
–Y a des cinglés tout de même, qu’il déclara. Moi, la terre verte...
–Grosse fiotte, dit Turandot. Si tu te crois raisonnable avec ta jupette
88.

La conscience nationale française et parisienne se traduit surtout par la discrimination et le mépris que les personnages éprouvent envers les étrangers. Le monde romanesque de Zazie dans le métro s’ouvre sur l’arrivée de Zazie, fille provinciale, qui, avec un regard étranger, découvre la ville de Paris pour la première fois. En dehors de Zazie, les étrangers – les « voyageurs » de nationalité diverse, le « Sanctimontronais », etc. – entrent en scène. Paris est le centre du monde qui attire les touristes de tous pays, ce qui caractérise fortement cette ville. Ce roman constitue donc un lieu d’échanges culturels : d’un côté, les étrangers viennent découvrir Paris, d’un autre côté, les Parisiens leur montrent la ville. Par ailleurs, avant même que les visiteurs étrangers rendent Paris hétérogène, ce corps l’était toujours :

Zazie se faufile, négligeant les graveurs de plaques de vélo, les souffleurs de verre, les démonstrateurs de nœuds de cravate, les Arabes qui proposent des montres, les manouches qui proposent n’importe quoi 89.

Le marché aux puces que visite Zazie est le lieu où les étrangers tels les Arabes et les Tziganes vendent des produits exotiques.
Comme l’illustre le dialogue suivant, la discrimination et le dédain des Français envers les étrangers reflètent la conscience nationale française. Le soi-disant Pédro-surplus pense que Gabriel « vi[t] de la prostitution des petites filles », et l’interroge :

–Oui ! réplique le type, oui, vous. Vous n’allez pas me soutenir le contraire ?
–Si, msieu.
–Vous en avez du culot. Flagrant délit. Cette petite faisait le tapin au marché aux puces. J’espère au moins que vous la vendez pas aux Arabes.
–Ça jamais, msieu.
–Ni aux Polonais ?
–Non pus, msieu.
–Seulement aux Français et aux touristes fortunés ?
–Seulement rien du tout
90.

Ici, il distingue les Arabes des Polonais, les Polonais des Français ou des touristes riches. L’attitude méprisante des Français envers les étrangers est mise encore plus en évidence dans la scène suivante. Pendant le repas dans la brasserie du Sphéroïde, le gérant prend Gabriel et ses compagnons, qui critiquent les plats, pour des étrangers, et les défie :

–De couaille, de couaille, qu’il pépia, des étrangers qui se permettent de causer cuisine ? Bin merde alors, i sont culottés les touristes st’année. I vont peut-être se mettre à prétendre qu’i s’y connaissent en bectance, les enfouarés.
Il interpella quelques-uns d’entre eux (geste).
–Non mais dites donc, vous croyez comme ça qu’on a fait plusieurs guerres victorieuses pour que vous veniez cracher sur nos bombes glacées ? Vous croyez qu’on cultive à la sueur de nos fronts le gros rouge et l’alcool à brûler pour que vous veniez les déblatérer au profit de vos saloperies de cocacola ou de chianti ? Tas de feignants, tandis que vous pratiquiez encore le cannibalisme en suçant la moelle des os de vos ennemis charcutés, nos ancêtres les Croisés préparaient déjà le biftèque pommes frites avant même que Parmentier ait découvert la pomme de terre, sans parler du boudin zaricos verts que vzavez jamais zétés foutus de fabriquer. Ça vous plaît pas ? Non ? Comme si vous y connaissiez quelque chose
 91!

Le gérant soutient ainsi la supériorité des Français, pour mépriser les étrangers.
Comme on l’a vu, les personnages de ce roman sont dénués d’identité aussi bien que de passé et de portrait. Tandis que cette modalité de création de personnages contribue à rénover la forme romanesque, elle reflète la pensée de l’écrivain qui s’interroge sur les éléments constituant l’être humain de son temps. Dans ce roman, les personnages sont réduits à des sujets juridiques qui obtiennent leur moi dans leur relation avec les autres et avec la société. Ils précisent également leur conscience de soi en méprisant les autres, surtout les étrangers.
Ici, il faut remarquer la démarche contradictoire de Queneau qui sous-tend le roman entier. Comme on l’a analysé, les lois jouent un rôle important pour régir les relations humaines en même temps qu’elles perdent leur autorité dans cet univers. De même, la nationalité française, qui justifie le mépris des personnages envers les étrangers, est mise en cause à plusieurs niveaux, ce qui forme l’objet de la section suivante.

2.4. Identité de Paris

2.4.1. Dégradation de la civilisation « ffransouèze » 
Dans la scène de la brasserie ci-mentionnée, le propos insultant du gérant s’adresse aux touristes supposés américains mais, comme on peut le remarquer dans cet extrait, c’est plutôt des Français et de la civilisation française que Queneau se moque à travers cette scène. La « ffine efflorescence de la cuisine ffransouèze » qu’offre la brasserie est « de la merde 92» selon Zazie. L’ironie de la part de l’auteur est évidente dans une expression telle que :

...l’héritage magnifique que les cuisines de France ont reçu des Gaulois, à qui l’on doit, en outre, comme chacun sait, les braies, la tonnellerie et l’art non figuratif 93.

À la fin de cette scène, à Zazie qui demande : « Somme toute, y a que de la chose à manger dans votre établissement ? », le gérant répond :

–Comme je vois que vous êtes des connaisseurs, continua le gérant, je vous conseille de prendre notre cornède bif nature. Et j’ouvrirai la boîte devant vous 94.

Dans cette brasserie, ce sont « des garçons vêtus d’un pagne », costume propre aux Africains autochtones, qui servent « demis de bière enrhumée, une choucroute pouacre parsemée de saucisses paneuses, de lard chanci, de jambon tanné et de patates germées 95». Bien que l’identité nationale française des personnages justifie leur mépris envers les étrangers, la civilisation française elle-même que représente la cuisine française est ici non seulement privée de dignité mais aussi influencée par la civilisation étrangère, en l’occurrence, africaine.
Le monde de Zazie dans le métro est un lieu d’échanges où les Parisiens montrent Paris aux étrangers qui espèrent le découvrir. Fédor Balanovitch, guide touristique, dit à propos des touristes étrangers :

–On pense qu’à ça, dit Fédor Balanovitch. Qu’à ce qu’ils s’en aillent avec un souvenir inoubliable de st’urbe inclite qu’on vocite Parouart. Afin qu’ils y reviennent 96.

Cependant, le Paris qu’apprécient les étrangers s’imprègne profondément d’éléments de culture étrangère tels qu’« une caromba dansée par des Martiniquais tout à fait chous 97», ce qui ne les empêche tout de même pas de « s’étrangl[er] d’enthousiasme 98».

2.4.2. Le Paris de Zazie
Zazie est aussi une étrangère à Paris. Elle se sauve de l’appartement de son oncle pour découvrir toute seule cette capitale de la France :

Zazie n’est pas tout à fait déçue, elle sait qu’elle est bien à Paris, que Paris est un grand village et que tout Paris ne ressemble pas à cette rue. Seulement pour s’en rendre compte et en être tout à fait sûre, il faut aller plus loin. Ce qu’elle commence à faire, d’un air dégagé 99.
 
Pourtant, ce qu’elle attend de Paris ne rentre jamais dans la culture française traditionnelle :

–C’est hun cacocalo que jveux et pas autt chose.
Tout le monde devient pensif. La serveuse se gratte une cuisse.
–Y en a à côté, qu’elle finit par dire. Chez l’Italien
100.

Elle désire également des bloudjinnzes puisqu’elle admire des produits américains (« C’est chouette, les surplus américains 101.») ; et le narrateur traduit le sentiment de Zazie enthousiasmée : « Des bloudjinnzes. Comme ça. Pour sa première sortie parisienne. Ça serait rien chouette 102.» Pour cette fille provinciale qui dit : « Napoléon mon cul », ce sont plutôt des produits américains qui représentent Paris.

2.4.3. Identité de Paris
La ville de Paris est tellement influencée par la présence des étrangers et l’invasion de la culture exotique que l’on ne peut plus l’identifier à travers ses éléments proprement français : aucun trait français traditionnel ne représente Paris. Par conséquent, son identité est mise en question aussi bien que celle des personnages :

Gabriel regarde alors la tour, attentivement, longuement, puis commente :
–Je me demande pourquoi on représente la ville de Paris comme une femme. Avec un truc comme ça [=la tour Effel]. Avant que ça soit construit, peut-être. Mais maintenant. C’est comme les femmes qui deviennent des hommes à force de faire du sport 1
03.

Si la ville de Paris échappe à la tentative d’identification, c’est surtout parce qu’elle est à ce moment-là en train de subir un changement radical à plusieurs niveaux ; le Paris de Zazie dans le métro est marqué par la confrontation entre la tradition et la nouveauté :

–Vas-y, toi.
–J’ai ma lessive sur le feu.
–Vous devriez donner votre linge aux trucs automatiques américains, dit Turandot à Marceline, ça vous ferait du travail en moins, c’est comme ça que je fais moi
104.

Les « trucs automatiques américains » symbolisent à la fois l’innovation technique dans le ménager et l’invasion des produits américains, propre à l’après-guerre. En revanche, Marceline, faisant bouillir du linge, représente la femme au foyer traditionnelle qui tricote pour passer ses loisirs (« –Tiens, dit doucement Marceline un tricot à la main 105.») Même si Zazie s’adonne au Coca-Cola, les adultes continuent à boire le beaujolais et le Fernet-Branca dans un bar au comptoir en bois ; le taxi antique de Charles est encore couramment utilisé en même temps que l’on admire les moyens de transport modernes :

–Ça viendra un jour, dit le type. Avec le progrès. Y aura le métro partout. Ça sera même ultra-chouette. Le métro et l’hélicoptère, vlà l’avenir pour ce qui est des transports urbains. On prend le métro pour aller à Marseille et on revient par l’hélicoptère 106.

Dans ce roman, le Paris d’après-guerre est décrit sous plusieurs facettes contradictoires, qui nous empêchent d’identifier cette capitale de façon unanime et concluante. Paris constitue un lieu paradoxal et trompeur, justifiant l’écriture du roman qui se contredit sans cesse.

2.5. Langue nouvelle
On retrouve une situation de crise, équivalente à celle de la civilisation française ci-mentionnée, dans le langage du roman.

2.5.1. Langue et nationalité
La présence des personnages étrangers influence nettement le langage du roman :

Un voyageur intervint :
–Male bonas horas collocamus si non dicis isti puellae the reason why this man Charles went away.
–Mon petit vieux, lui répondit Gabriel, mêle-toi de tes cipolles. She knows why and she bothers me quite a lot.
–Oh ! mais, s’écria Zazie, voilà maintenant que tu sais parler les langues forestières.
–Je ne l’ai pas fait esprès, répondit Gabriel en baissant modestement les yeux.
–Most interesting, dit un des voyageurs
107.

Les langues étrangères diverses telles que l’anglais, l’allemand, le latin, etc. parsèment tant les propos des personnages étrangers que ceux des Français.
L’activité langagière des étrangers peut être analysée à différents niveaux. En premier lieu, l’incompréhension de la langue les exclut de la communication et entraîne le mépris de leur interlocuteur :

–Ouvrez grand vos hublots, tas de caves, dit Fédor Balanovitch. À droite vous allez voir la gare d’Orsay. C’est pas rien comme architecture et ça peut vous consoler de la Sainte-Chapelle si on arrive trop tard ce qui vous pend au nez avec tous ces foutus encombrements à cause de cette grève de mes deux.
Communiant dans une incompréhension unanime et totale, les voyageurs béèrent
108...

Pourtant, ils ne sont pas toujours condamnés à l’incompréhension et exclus de la communication :

Des voyageurs faisaient le cercle auteur de lui [=Gabriel] l’ayant pris pour un guide complémentaire. Ils tournèrent la tête dans la direction de son regard.
–Et que voyez-vous ? demanda l’un d’eux particulièrement versé dans la langue française.
–Oui, approuva un autre, qu’y a-t-il à voir ?
–En effet, ajoute un troisième, que devons-nous voir ?
–Kouavouar ? demanda un quatrième, kouavouar ? kouavouar ? kouavouar ?
–Kouavouar ? répondit Gabriel, mais (grand geste) Zazie, Zazie ma nièce, qui sort de la pile et s’en vient vers nous 109.
Les touristes étrangers essaient ainsi de nouer la conversation avec les Français. Cette scène illustre les niveaux variés de leur compétence en français ; certains touristes arrivent à peine à énoncer quelques mots français tel que « kouavouar ? » avec « un grand effort berlitzscoulien 110», et certains parlent couramment le français comme la « dame polyglotte » qui le traduit « à ses congénères en leur idiome natif 111».


Comme on l’a vu, le Paris de Zazie dans le métro n’est plus identifiable à travers les éléments de la civilisation française traditionnelle : cette capitale de la France s’imprègne profondément de la culture étrangère. Ici, on pourrait en plus remarquer la perte du lien entre la pratique de la langue française et la nationalité française de l’utilisateur. Ce lien est fortement bouleversé par la présence des étrangers multilingues que représente la dame polyglotte aussi bien que Fédor Balanovitch, guide touristique slave, qui « conna[ît] à fond la langue française étant natif de Bois-Colombes 112».
En outre, le français lui-même perd son orthodoxie. Dans ce texte, on rencontre des tas d’exemples de francisation de termes étrangers, surtout anglais, tels que claqueson, bâille-naïte, guidenappeurs, coboilles, folclore, cornède bif, etc.
Cette invasion exotique sur le plan langagier correspond à l’invasion culturelle étrangère que l’on a examinée dans la section précédente. Le propos suivant de Zazie exemplifie la relation particulière entre le mot étranger et son référent :

Elle ose pas énoncer le mot disyllabique et anglo-saxon qui voudrait dire ce qu’elle veut dire 113.

Elle désire d’autant plus les bloudjinnzes que ce mot est affublé d’une sonorité exotique.

2.5.2. « Ortograf fonétik 114»
L’identité de la langue française est chamboulée en quelque sorte par cette francisation des termes étrangers. De plus, le français devient une langue apatride en se délivrant de ses règles d’orthographe. Dans le dialogue déjà cité, un touriste étranger demande : « kouavouar ? » Si les propos de ce locuteur ne sont pas transcrits en respectant la règle d’orthographe, c’est qu’il essaie d’imiter à sa manière l’expression phonétique du français. Lorsque l’on parle le français comme une langue étrangère et sa prononciation n’est pas fidèle à l’orthographe, le français, affranchi de son histoire et de son étymologie, devient une langue apatride.
Or, cette transgression des règles d’orthographe ne se limite pas aux propos des étrangers. Ce roman qui commence par le monologue de Gabriel : « Doukipudonktan 115» (= D’où qu’il pue donc tant), contient de nombreuses expressions affranchies de toute règle d’orthographe telles que : « Lagoçamilébou 116» (= la gosse a mis les bouts) et « Skeutadittaleur 117» (= ce que tu as dit tout à l’heure). Dans cette optique, on pourrait considérer Zazie dans le métro comme une réalisation du projet du néo-français dont Queneau a établi la théorie dans son article, « Écrit en 1937 », en se référant au Langage de Vendryes.
D’après cet article, Queneau s’est mis très tôt à considérer « le français parlé comme un langage différent (très différent) du français écrit 118», et lors de son voyage en Grèce, en parlant avec des Grecs de la lutte entre la catharevousa (le grec écrit) et la démotique (le grec parlé), il a réalisé :

que le français moderne devait enfin se dégager des conventions de l’écriture qui l’enserrent encore (conventions tant de style que d’orthographe et de vocabulaire) et qu’il s’envolerait, papillon, laissant derrière lui le cocon de soie filé par les grammairiens du XVI e et les poètes de XVII e siècle 119.

Ce qui était le plus important pour passer du français écrit ancien, de cette langue noble mais morte, « à un français moderne écrit, [...] correspondant à la langue réellement parlée 120», c’était aux yeux de Queneau la réforme de l’orthographe. Il soutient l’adoption d’une orthographe phonétique comme « source d’une nouvelle littérature » en soulignant « la prééminence de l’oral sur l’écrit 121», et en donne l’exemple :

Mézalor, mézalor, késkon nobtyin ! Sa dvyin incrouayab, pazordinèr, ranvèrsan, sa vouzaalor indsé drôldaspé dontonrvyin pa 122.

Décrivant la vie quotidienne de la population médiocre, Queneau écrit en « langues populaires, vulgaires, parlées 123» de son temps. Dans ses romans, on peut relever aisément l’application de l’écriture phonétique comme le « Polocilacru » du Dimanche de la vie 124, et ce type de graphie provoque même des jeux de mots, tels les variations sur l’x de l’existence dans Saint-Glinglin125 : aiguesistence, eggsistence, aigresistence, ogresistence, etc. Or, malgré l’apparence ludique de l’ortografe fonétik, l’écriture de Queneau est toujours fondée sur la réalité du phonétisme français actuel, comme le montre la scène suivante :

–M’autorisez-vous donc à de nouveau formuler la proposition interrogative qu’il y a quelques instants j’énonça devant vous ?
–J’énonçai, dit l’obscur.
–J’énonçais, dit Trouscaillon.
–J’énonçai sans esse.
–J’énonçai, dit enfin Trouscaillon. Ah ! la grammaire c’est pas mon fort
126.

Cette querelle de deux personnages porte sur « l’opposition E fermé/E ouvert du passé simple et de l’imparfait », souvent négligée dans la prononciation populaire 127.

2.5.3. Langue apatride
Même si Queneau a pratiqué dans ses romans l’écriture phonétique pour la réalisation du néo-français, ce type d’écriture n’est jamais son invention. Dans Les Misérables, Victor Hugo utilise l’orthographe phonétique pour le propos de Gavroche :

[Gavroche] jeta au boulanger en plein visage cette apostrophe indignée :
-Keksekça ?

Ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de voir dans cette interpellation de Gavroche au boulanger un mot russe ou polonais, ou l’un de ces cris sauvages que les yoways et les bodocudos se lancent au bord d’un fleuve à l’autre à travers les solitudes, sont prévenus que c’est un mot qu’ils disent tous les jours (eux nos lecteurs) et qui tient lieu de cette phrase : qu’est-ce que c’est que cela ? Le boulanger comprit parfaitement 128...

Ce commentaire de Hugo illustre bien l’écart entre le français parlé et le français écrit : l’orthographe phonétique, que cet auteur a employée pour exprimer le statut social modeste du locuteur, risque d’être considérée par les lecteurs comme « un mot russe ou polonais » et même comme un cri d’animaux, bien que l’interlocuteur n’ait aucune difficulté à la comprendre. C’est donc l’orthographe qui fournit à une phrase la fioriture de la langue française dans l’écriture.
L’écriture phonétique rend une langue apatride et la dépayse comme une langue étrangère. C’est pourquoi Queneau l’utilise dans la scène suivante de son roman, Un rude hiver :

–Ao douioudou missouidze, dit Lehameau.
–Très bien je vous remercie, j’adore ce temps-là.
–Lisseun, dit Lehameau, lisseun missouidze, lisseun ze ouind.
–Si nous nous promenons le long de la mer ?
De larges vagues embarquaient sur la digue.
–Youhar véri courajeusse, dit Lehameau.
–J’adore ce temps-là.
–Vous parlez bien français.
–Ma mère était Française
129.

Dans ce dialogue, l’écriture phonétique signale visuellement que l’anglais est une langue étrangère pour le locuteur Lehameau. Dans la création de Queneau lui-même, l’utilisation de l’écriture phonétique ne se limite pas exclusivement à la réalisation du néo-français parce qu’elle s’applique aussi à l’anglais. Les propos de Lehameau illustrent plutôt l’affinité remarquable entre ce type de graphie et une langue étrangère.
On peut en conclure au moins que l’orthographe phonétique prive la langue de son identité nationale et la rend apatride. Les personnages de Zazie dans le métro, qui habitent le Paris influencé par l’invasion des civilisations étrangères, sont, au niveau langagier, condamnés à parler le français comme s’ils parlaient une langue étrangère.

                                                                                                            * * *

Comme on l’a relevé dans le chapitre précédent, d’un côté, ce roman manque de trame, et son monde romanesque se présente comme une construction langagière délivrée d’illusion réaliste ; d’un autre côté, cet univers artificiel désengagé est arrimé paradoxalement à une époque et à un lieu réalistes historiques, le Paris d’après-guerre.
Ce chapitre a donc envisagé le regard de Queneau porté sur l’homme, le monde et le langage de son temps. S’il conteste la notion traditionnelle de personnage à travers ses personnages dépourvus d’identité, de passé et de portrait, c’est qu’il est en train de rechercher la conception même de l’Homme contemporain. Et le Paris qu’il dépeint constitue un lieu trompeur, contradictoire et paradoxal, les touristes étrangers découvrant le Paris imprégné profondément de culture étrangère.
On pourrait attribuer assez aisément ces procédés de Queneau à la transgression des normes : l’analyse au niveau langagier du roman justifierait notamment ce point de vue. Cependant, il faut reconnaître que cet auteur demeure, tout au long du roman, réaliste à sa manière. Quant au langage, en considérant le français écrit orthodoxe comme langue morte, il choisit d’écrire en langue apatride, privée de francité, car cette langue nouvelle est par excellence la photographie même du langage populaire de son époque. S’il viole dans ce roman les normes intentionnellement, c’est bien qu’elles sont déjà rendues caduques dans le monde réel.
Ce roman éminemment parisien ne décrit aucun aspect proprement parisien. Loin de là, les touristes étrangers apprécient par exemple la danse martiniquaise, et Zazie agrémente sa première sortie parisienne de bloudjinnzes, surplus américain. Ce Paris apatride n’est, semble-t-il, rien d’autre que la réalité qui entourait Queneau. Zazie dans le métro n’est-il pas un des premiers romans qui saisissent la figure de Paris qui va perdre, après la guerre, son identité originelle comme capitale de la France ?
Il faut remarquer encore une fois la logique équivoque qui domine la création de Queneau. Cet auteur s’intéresse évidemment à la réalité parisienne qu’il a vécue lui-même, mais il fournit, paradoxalement, une forme autodestructrice à son roman décrivant cette réalité historique. La volonté de raconter une réalité est sans cesse mise en cause par l’hésitation ou le refus de la raconter, de l’interpréter et d’en fixer la signification. La coexistence de ces deux pulsions antinomiques constitue l’objet du chapitre suivant.



Chapitre 3 : Refus du Sens

Si Queneau espérait décrire dans Zazie dans le métro le monde réel historique, le Paris d’après-guerre, on est tenté de se demander pourquoi il a signalé expressément la facticité de son monde romanesque pour affubler cette construction d’une forme autodestructrice. Ce chapitre analyse sous plusieurs aspects le refus de l’auteur – le refus qui accompagne tout le temps son écriture – de fixer la signification de son roman, de son Paris et même du Monde.
Ce roman est dépourvu d’histoire centrale comme on l’a relevé plus haut. Cette absence de centre et d’objectif est bien compatible avec le fait qu’il ne parvient pas à constituer un roman d’apprentissage malgré sa situation sur le plan du contenu : l’histoire s’ouvre sur l’arrivée d’une jeune fille provinciale à Paris. Cet échec semble traduire le refus du sens de la part de l’auteur.

3.1. La vie de Bohème
Si Zazie dans le métro n’est pas digne du titre de roman d’apprentissage, c’est d’abord parce que Zazie n’est plus une apprentie : Jean-Marie Catonné remarque qu’elle « a déjà intériorisé toutes les normes de notre société. Égoïste, individualiste, revendicative, et jamais contente 130.» Cependant, il manque à ce roman non seulement un apprenti mais aussi un initiateur. Les personnages que Queneau présente comme habitants de Paris occupent une position problématique et marginale par rapport à cette ville ; par conséquent, ils ne peuvent pas déchiffrer les codes et les signes de Paris pour en dévoiler les mystères et donner l’initiation à Zazie. Cette section commence par analyser l’activité économique des personnages pour comparer leur vie, notamment celle de Gabriel, à l’existence énigmatique de Bohème.

3.1.1. Activité économique
Tandis que les personnages de ce roman sont réduits à des sujets juridiques qui vivent dans une société régie par les lois, ils participent aussi à l’activité économique :

–Et quand est-ce qu’elle va finir, cette grève ? demande Zazie en gonflant ses mots de férocité.
–Je sais pas, moi, dit Gabriel, je fais pas de politique.
–C’est pas de la politique, dit Charles, c’est pour la croûte.
–Et vous, msieu, lui demande Zazie, vous faites quelquefois la grève ?
–Bin dame, faut bien, pour faire monter le tarif
131.

La grève du métro met en relief le conflit économique qui sous-tend ce monde romanesque où vivent les personnages. Le propos suivant de Gabriel raconte également le souci financier qui pèse sur leur vie :

Il faut bien vivre, n’est-ce pas ? Et de quoi vit-on ? je vous le demande. De l’air du temps bien sûr – du moins en partie, dirai-je, et l’on en meurt aussi – mais plus capitalement de cette substantifique moelle qu’est le fric. Ce produit mellifluent, sapide et polygène s’évapore avec la plus grande facilité cependant qu’il ne s’acquiert qu’à la sueur de son front du moins chez les esploités de ce monde dont je suis et dont le premier se prénomme Adam que les Élohim tyrannisèrent comme chacun sait 132.

Gabriel se prend pour un des « esploités de ce monde » et comprend bien l’amertume médiocre de ses camarades, traduite par « les fraudes des épiciers, les tarifs des bouchers, l’eau des laitiers 133». Les autres personnages appartiennent aussi à cette classe des « esploités » mais, paradoxalement, ce roman ne présente jamais la scène où ils travaillent réellement « à la sueur de [leur] front » :

Gridoux déjeunait sur place, ça lui évitait de rater un client, s’il s’en présentait un ; il est vrai qu’à cette heure-là il n’en survenait jamais. Déjeuner sur place présentait donc un double avantage puisque comme nul client n’apparaissait asteure, Gridoux pouvait casser la graine en toute tranquillité 134.

Le cordonnier Gridoux profite ainsi de l’absence de client pour déjeuner tranquillement. De plus, même s’il exerce son métier, il n’a pas l’intention de gagner de l’argent :

–Là, reprit Gridoux, la voilà votre godasse, avec son lacet tout neuf.
–Je vous dois combien ?
–Rien, dit Gridoux
135.

Également, le chauffeur Charles ne conduit son taxi que gratuitement pour ses amis tout le long du roman :

–Mais non, dit Gabriel, mais non, Charles, c’est un pote et il a un tac. Je nous le sommes réservé à cause de la grève précisément, son tac 136.

Une situation équivalente se retrouve dans le domaine de la dépense. Madame veuve Mouaque refuse de payer le taxi et préfère prendre gratuitement une voiture qui passe par là : « –Vous ne voudriez tout de même pas qu’on prenne un taxi et que je le paye, moi 137.»
Malgré la fréquence de scènes de consommation, ce roman ne fournit aucune information sur les prix des marchandises et des services obtenus :

–Et ça coûte combien ?
C’est encore Zazie qui a posé cette question-là. Automatiquement. Parce qu’elle est économe mais pas avare. L’autre le dit combien ça coûte. Le type hoche la tête. Il a pas l’air de trouver ça tellement cher
138.

L’activité économique énigmatique des personnages est mise en évidence en particulier par celle de Gabriel :

–Ça dépend du prix, dit Turandot.
–Puisque je te dis que c’est moi qui régale, dit Gabriel.
–Je défendais tes intérêts, dis Turandot
139.

Gabriel, qui aime régaler à ses amis, tend à gaspiller son argent sans aucune hésitation :

Gabriel essuyait la trousse avec un coin de la nappe.
–Merde, qu’il murmure, elle est foutue.
–Je t’en offrirai une autre, dit doucement Marceline.
–C’est gentil ça, dit Gabriel, mais dans ce cas-là, j’aimerais mieux que ce soit pas de la peau de porc.
–Qu’est ce que tu aimerais mieux ? Le box-calf ?
Gabriel fit la moue.
–Le galuchat ?
Moue.
–Le cuir de Russie ?
Moue.
–Et le croco ?
–Ce sera cher.
–Mais c’est solide et chic.
–C’est ça, j’irai me l’acheter moi-même.
Gabriel, souriant largement, se tourna vers Zazie :
–Tu vois, ta tante, c’est la gentillesse même
140.

Malgré cette frivolité dans la dissipation, Gabriel n’est jamais riche comme l’indique le propos de Marceline : « Quant à l’hypothèse d’un casseur convoitant les éconocroques à Gabriel, elle prêtait à sourire 141.»
Pourtant, sa dépense ruineuse s’accompagne de son habileté éminente à gagner de l’argent. Ayant « bien en main 142» les touristes étrangers, Gabriel propose d’en profiter à Fédor Balanovitch, son ancien ami qui travaille comme guide touristique :

–Regarde. Moi, je connais une brasserie boulevard Turbigo où ça coûtera infiniment moins cher. Toi, tu vas voir le patron de ton restau de luxe et tu te fais rembourser quelque chose sur ce qu’il touchera de l’agence, c’est tout profit pour tout le monde et, par-dessus le marché là où je te les [=les voyageurs] emmènerai, qu’est-ce qu’ils se régaleront pas. Naturellement on paiera ça avec le supplément qu’on va leur demander pour le Mont-de-piété. Quant à la ristourne de l’autre restau, on se la partage 143.

L’itinéraire des touristes était d’abord organisé pour qu’ils puissent dîner chez Buisson d’Argent, restaurant de luxe. Convaincu par cette proposition astucieuse de Gabriel, Fédor Balanovitch accepte de modifier le plan originel pour leur escroquer de l’argent. Effectivement, les touristes enthousiasmés n’hésitent pas à sortir leur monnaie.

3.1.2. La vie de Bohème
Cette gestion économique instable et énigmatique de Gabriel permet de comparer son existence à celle de bohème. D’après le Larousse grand dictionnaire universel du XIX e siècle, la Bohème est :

[le] nom donné, par comparaison avec la vie errante et vagabonde des Bohémiens, à une classe de jeunes littérateurs ou artistes parisiens qui vivent au jour le jour du produit précaire de leur intelligence 144.

On pourrait supposer que le personnage de Gabriel, « danseuse de charme », susceptible d’être homosexuel, se modèle sur celui des bohémiens qui gagnent leur vie comme artistes : « –Merci, dit Gabriel. N’oubliez pas l’art tout de même. Y a pas que la rigolade, y a aussi l’art 145.»
De plus, sa prédilection pour les cafés illustre également son caractère bohémien : lorsque Zazie rejoint « à la terrasse du Café des Deux Palais » son oncle « guidenappé », il est en train de vider « sa cinquième grenadine 146». Après avoir montré son numéro à ses amis, il décide de les mener Aux Nyctalopes parce que « c’est là où [il est] le plus connu 147». Dans la vie de Bohème, le café est le lieu privilégié où les jeunes artistes dépensent leur temps et leur argent en consommant de l’alcool et du tabac. Gabriel fréquente surtout Aux Nyctalopes qui se trouve sur la place Pigalle, près de Montmartre, un endroit cher à la Bohème.
Les propos de Gabriel racontent souvent la marginalité de sa vie professionnelle :

–Qu’est-ce que tu dirais alors si tu devais bosser la nuit comme moi. Et dormir le jour. Dormir le jour, c’est excessivement fatigant sans xa en ait l’air 148.

Ce métier nocturne est condamné à un statut de second ordre : même si Gabriel se moque de la cordonnerie, « une des bases de la société 149», son métier est encore plus méprisable :

–C’est marant les cordonniers, répond Gabriel, ils arrêtent jamais de travailler, on dirait qu’ils aiment ça, et pour montrer qu’ils arrêtent jamais ils se mettent dans une vitrine pour qu’on les admire. Comme les remmailleuses de bas.
–Et vous, réplique Gridoux, dans quoi est-ce que vous vous mettez pour qu’on vous admire ?
Gabriel se gratte la tête
150.

Fédor Balanovitch, ancien collègue de Gabriel, situe le « bâille-naïte » dans la classe inférieure de la hiérarchie sociale :

–Tu vois, dit Fédor Balanovitch à Gabriel, je ne fais plus le bâille-naïte, je me suis élevé dans la hiérarchie sociale et j’emmène tous ces cons à la Sainte-Chapelle
151.

Pourtant, Gabriel est tout de même fier de sa profession d’artiste malgré le regard dédaigneux des autres :

Depuis longtemps certes vous savez, et quelques-uns d’entre vous ne l’ignorent plus depuis peu, que j’ai fait de l’art chorégraphique le pis principal de la mamelle de mes revenus. [...] Vous allez me voir en action dans quelques instants, mais attention ! ne vous y trompez pas, ce n’est pas du simple sliptize que je vous présenterai, mais de l’art ! De l’art avec un grand a, faites bien gaffe 152!

La vie au jour le jour de Gabriel s’appuie sur sa profession d’artiste dont il est fier même si elle le place à la marge de la société. Quoique la Bohème soit un phénomène propre à Paris, elle refuse en soi d’y appartenir. Plutôt que de représenter cette capitale, Gabriel occupe une position marginale dans ce corps. Il n’a même pas l’expérience d’avoir pris le métro, symbole de Paris :

–Oui, dit Gabriel en reniflant, on les voit peu, mais on les sent tout de même.
–Moins que dans le métro, dit Charles.
–Tu le prends jamais, dit Gabriel. Moi non plus, d’ailleurs
153.

Gabriel ne sait déchiffrer les codes et les signes de ce monde parce qu’il y occupe une position plutôt parasitaire ; par conséquent, il ne peut pas initier Zazie.

3.2. Paris comme Non-lieu
On a d’abord attribué l’échec d’initiation au manque d’initiateur. Il faut ensuite examiner le lieu d’initiation. Le Paris de Zazie dans le métro, est-il un corps qui devrait cacher des mystères à dévoiler ?

3.2.1. Paris dans le discours
Dans ce roman, les personnages tendent à se fier plutôt au Paris du discours qu’à Paris lui-même comme le montre la scène suivante:

–...C’est le Tribunal de commerce que tu leur as fait visiter.
–Tu me fais marcher, dit Gabriel incrédule. T’en es sûr ?
–Heureusement que Charles est pas là, dit Zazie. Ça se compliquerait.
–Si c’était pas la Sainte-Chose, dit Gabriel, en tout cas, c’était bien beau.
–Sainte-Chose ??? Sainte-Chose ??? demandèrent, inquiets, les plus francophones d’entre les voyageurs.
–La Sainte-Chapelle, dit Fédor Balanovitch. Un joyau de l’art gothique.
–Comme ça (geste), ajouta Gabriel.
Rassurés, les voyageurs sourirent
154.

Plus que le monument, les voyageurs apprécient d’avantage le nom, surtout accompagné d’une légende stéréotypée telle qu’ « un joyau de l’art gothique » pour la Sainte-Chapelle, « l’ancien parapet » pour le Gibraltar. Ils sont contents d’avoir visité le monument que Fédor Balanovitch ou Gabriel appelle la Sainte-Chapelle, tout en passant outre son authenticité. Une telle attitude justifie l’impossibilité d’identifier les monuments : le nom importe plus que le monument.

3.2.2. Confiance excessive à la presse
Les voyageurs ne sont pas les seuls à croire excessivement aux discours des autres. Les personnages se caractérisent par leur confiance énorme aux journaux :

–Tu sais, dit Gabriel avec calme, d’après ce que disent les journaux, c’est pas du tout dans ce sens-là que s’oriente l’éducation moderne. C’est même tout le contraire. On va vers la douceur, la compréhension, la gentillesse. N’est-ce pas, Marceline qu’on dit ça dans le journal
155 ?

Gabriel, qui prétend « ne parle[r] jamais qu’en général 156», préfère répéter ce qu’il a lu dans les journaux. Les autres personnages parlent aussi en s’appuyant sur les journaux : « –Elle a ptête fait ce que les journaux appellent une fugue, dit Turandot 157.» Cette tendance n’échappe pas à Zazie, qui a plaisir à lire dans le Sanctimontronais du dimanche « des amours célèbres, l’astrologie et tout 158» : « –Mais à Singermindépré, dit Zazie, qu’est-ce qu’il se sucrerait, c’est dans tous les journaux 159.»
Cette prédilection pour les journaux influence le langage des personnages. Le propos suivant de Zazie n’est que la répétition d’une phrase stéréotypée :

–Ah, la foire aux puces, dit Zazie de l’air de quelqu’un qui veut pas se laisser épater, c’est là où on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend à un Amerlo et on n’a pas perdu sa journée
160.

Ainsi les personnages se mettent en contact avec le monde réel environnant de façon indirecte, au moyen de la presse et du discours des autres, ce qui justifie la situation suivante :

–Il faut, dit le type. Je suis l’inspecteur Bertin Poirée.
Ça fait rire Marceline.
–Voilà ma carte, dit le type vexé.
Et, de loin, il la montre à Marceline.
–Elle est fausse, dit Marceline. Ça se voit au premier coup d’œil. Et puis si vous étiez un véritable inspecteur, vous sauriez qu’on ne mène pas une enquête comme ça. Vous ne vous êtes même pas donné la peine de lire un roman policier, un français bien sûr, où vous l’auriez appris. Y a de quoi vous faire casser : effraction de serrure, violation de domicile
161...

Cette scène illustre le renversement de l’original et de la copie. Pour soutenir la fausseté de la carte du soi-disant inspecteur, Marceline se réfère au roman policier. Dans ce monde romanesque, c’est le reflet, la projection et la copie qui obtiennent plus d’authenticité que la réalité.

3.2.3. Non-lieu
Cette relation problématique que les personnages nouent avec la réalité extérieure les éloigne d’une appréhension correcte du monde qui les entoure. Cependant, comme le dit Queneau dans l’entretien avec Margueritte Duras, cette sorte d’ignorance n’est pas propre aux personnages :

R.Queneau. – Oui, c’est un monde où les monuments historiques ne sont pas toujours exactement à leur place. Gabriel fait visiter aux touristes la Sainte-Chapelle, mais il s’est trompé. C’est en réalité le Tribunal de Commerce qu’il leur a fait visiter. Tout le monde est enchanté. [...] Je trouve que tout le monde est comme ça, en me mettant naturellement dedans 162.

On a déjà constaté l’inaptitude des personnages à identifier des monuments parisiens, mais cette remarque de Queneau permet de placer ce problème d’identification dans une perspective nouvelle : même si un monument est identifié comme tel dans le roman, rien ne prouve son authenticité, vu que l’écrivain prétend être aussi « enchanté » que ses personnages. La gare que l’on identifie comme la gare d’Austerlitz l’est-elle vraiment ? Ce problème de Zazie dans le métro est éclairé et approfondi par l’adaptation cinématographique de Louis Malle.
Le roman de Queneau s’ouvre sur la scène de la gare que l’on prend pour la gare d’Austerlitz en faisant confiance au monologue de Gabriel :

On peut pas supposer que les gens qu’attendent à la gare d’Austerlitz sentent plus mauvais que ceux qu’attendent à la gare de Lyon 163.

Or, dans le film de Malle, le train arrive à la gare Montparnasse, et Zazie sort avec Gabriel de la sortie de la gare de l’Est 164. Le réalisateur a recours à la technique cinématographique de montage pour combiner le quai de celle-là et la sortie de celle-ci, et crée, par conséquent, une gare à la fois réelle et imaginaire.
Cette adaptation illustre bien la modalité trompeuse et conflictuelle du roman. Le Paris de Zazie dans le métro constitue ainsi un non-lieu, qui n’est ni le monde imaginaire, ni le reflet de la réalité.

3.2.4. Paris représentant le monde et la vie
Dans ce roman, Paris fonctionne comme décor de l’histoire en même temps qu’il symbolise le monde et la vie. Lorsque Fédor Balanovitch dit : « Pauvres innocents qui croient que c’est ça, Paris 165.», il donne l’impression de savoir ce qu’est Paris, mais au fond, personne n’arrive à embrasser le vrai visage de Paris, et il en va de même du monde et de la vie :

–La vérité ! s’écrie Gabriel (geste), comme si tu savais cexé. Comme si quelqu’un au monde savait cexé. Tout ça (geste), tout ça c’est du bidon : le Panthéon, les Invalides, la caserne de Reuilly, le tabac du coin, tout. Oui, du bidon
166.

Madeleine, qui vient d’accepter le mariage, partage un sentiment similaire à propos de la vie :

–Ça c’est vrai, approuva Madeleine avec fougue. C’est rudement vrai, ça. D’ailleurs nous, est-ce qu’on entrave vraiment kouak ce soit à kouak ce soit ?
–Koua à koua ? demanda Turandot.
–À la vie. Parfois on dirait un rêve
167.

Ces propos de personnages correspondent à la modalité du roman : le jeu des fausses apparences.
Paris, qui symbolise souvent le monde, la réalité et la vie, est présenté sous des figures assez problématiques : d’abord, le Paris textuel qui s’alimente notamment des discours, ensuite, celui qui constitue un non-lieu, qui n’est ni réel ni imaginaire, et enfin, celui qui incarne l’incompréhensibilité du monde et de la vie.
Une jeune fille provinciale a beau arriver à Paris, elle ne commence jamais son apprentissage. À sa maturité insolite, vient s’ajouter l’absence d’initiateur et même celle de lieu initiatique : le Paris de ce roman n’est pas un univers affermi qui aurait pu dissimuler ses mystères pour les confier seulement aux initiés. Zazie dans le métro s’affranchit ainsi du titre de roman d’apprentissage, et échappe à toute interprétation concluante.

3.3. Vide du roman
Dans les romans de Queneau, la facticité et la gratuité du monde romanesque sont souvent symbolisées par le vide, telles la chapelle poldève de Pierrot mon ami et la porte du père Taupe du Chiendent. Cette section est consacrée à examiner l’identité de Marceline comme le vide qui sous-tend Zazie dans le métro.
L’identité de Marceline est énigmatique parce qu’elle se comporte « doucement » tout au long du roman comme femme au foyer traditionnelle, mais elle est considérée comme un homme dans le dernier chapitre par la mère de Zazie, qui la connaît peut-être mieux que les autres personnages. Lorsqu’elle est appelée « Marcel », non seulement sa sexualité est brouillée, mais son identité entière est mise en doute. Il faut analyser cette énigme, ce vide, comme un autre refus du sens qui règne dans ce roman.

3.2.1. Officier allemand Marceline
Dans l’avant-texte de Zazie dans le métro, ce personnage est présenté comme un officier allemand déserteur ; c’est dire que son identité n’était pas vide. Au début du chapitre XV du texte publié, en attendant seule le retour de Gabriel, Marceline s’endort dans un fauteuil. À ce moment-là, le soi-disant Bertin Poirée vient la séduire. L’avant-texte fournit une variante de ce chapitre :

Elle posa sur la table à ouvrage le tome III de l’édition originale de Clausewitz, et soupira. Elle regarda l’heure, cinq heures de mat’ qu’il était, et Gabriel pas encore rentré. Y avait des éblouissements arèneux dans ses chasses. Tout de même, un grand homme Clausewitz, elle se disait, elle se lassait pas de le relire et d’en prendre de la graine, là-dessus voilà qu’on frappe à la porte 168.

S’interrogeant sur l’identité du visiteur nocturne, elle n’arrête pas de penser à Clausewitz :

Marceline regarda la reliure de son Clausewitz et s’admira de l’avoir gardé en si bel état malgré les campagnes et les défaites 169.

Ce paragraphe trouble les lecteurs qui prenaient Marceline pour une Française. L’identité de ce personnage est dévoilée de la façon suivante ; d’abord, horrifiée par le visiteur douteux, elle énonce des mots composés de français et d’allemand tels que « tarteuffel » et « archlore » ; ensuite, ne comprenant pas le propos du visiteur, elle dit : « –Tiens, se dit Marceline, voilà un mot français que je ne connaissais pas encore170.» ; enfin, avec le visiteur qui a cassé la clé et pénétré dans la pièce, elle noue la conversation suivante :

« Alors, belle dame, qu’est-ce que nous lisons de beau, asteure ?
–Clausewitz, répondit Marceline en minaudant. Vom Kriege, ajouta-t-elle en se tortillant sur le fauteuil. C’est le titre, ajouta-t-elle en baissant les yeux. Fomme crigueu, ajouta-t-elle en rougissant.
–Fomme crigueu, s’esclama l’autre, morbleu, voilà qui me paraît féodalement germanique.
–Eh eh, fit Marceline.
–Eh vous comprenez ?
–Dame oui.
–Comment faites-vous ?
–C’est que j’ai appris.
–Où ça ?
–À l’école.
–Ooh ooh, dit le type skeptikment. Vous me racontez des craques.
–Dame non
171.

Après avoir participé à la seconde guerre mondiale comme officier allemand, Marceline dissimule sa nationalité et son appartenance sexuelle, et se cache sous le masque de la femme de Gabriel. Son comportement agréable et son usage courant du français contribuent au camouflage de sa vraie identité.

3.2.2. Signification du vide
Dans cette première version, l’apparence cachait un vrai visage et l’énigme pouvait être résolue, contrairement à la version finale où l’apparence ne cache rien. Cette identité de Marceline ajoutait une autre dimension au roman : si ce personnage est un officier allemand planqué, le roman suggèrerait de façon évidente le souvenir de l’occupation allemande. Alors, comment faut-il interpréter cette identité évacuée pendant la création ?
Le portrait de Marceline comme lectrice de Clausewitz et son usage imparfait du français s’effacent du même chapitre de la version finale, qui montre à la place l’épisode suivant. Marceline corrige une faute de conjugaison de l’inspecteur Bertin Poirée :

–Vêtissez-vous, ma toute belle. On dit : vêtissez-vous.
Marceline s’esclaffa.
–Vêtissez-vous ! vêtissez-vous ! Mais vous êtes nul. On dit : vêtez- vous
172.

L’inspecteur Bertin Poirée, espérant séduire Marceline, consulte dans le dictionnaire la conjugaison de « vêtir » et celle de « dévêtir » :

Tiens... Et dévêtir ? ... regardons dévêtir... voyons voir... déversement... déversoir... dévêtir... Le vlà. Dévêtir vé té se conje comme vêtir. On dit donc dévêtez-vous. Eh bien, hurla-t-il brusquement, eh bien, ma toute belle, dévêtez-vous ! Eh en vitesse ! À poil ! à poil 173!

À ce moment-là, il s’aperçoit que Marceline s’est déjà éclipsée par la fenêtre.
Cette scène indique la différence fondamentale de la signification qui existe entre l’avant-texte et la version finale. Dans ce monde romanesque où les personnages changent leur identité au moyen de déguisement et de travestissement, l’action de dévêtir équivaut au procédé d’identification. Dans le manuscrit de la version première consacré au début du chapitre XVIII, Marceline, arrêtée abusivement, subit l’interrogatoire d’une « Emprisonneuse Générale », qui lui demande de se dénuder :

L’Emprisonneuse Générale la regarda du coin de l’œil et dit avec autorité à poil ce à quoi Marceline répliqua doucement oh pardon.
–Pardon quoi ? demanda l’ Emprisonneuse Générale.
–Je voulais vous signifier par cette expression un peu vulgaire peut-être...
–Ally, accouche.
–Ai-je l’air d’être enceinte ? demanda doucement Marceline.
L’Emprise Génée grogna :
–Quoi tu veux que je te parachute 1
74?

Mais Marceline, officier allemand déserteur, refuse de se dévêtir. Car, si elle est identifiée, elle risque d’être condamnée à mort :

Je ne suis pas inculpée. Je suis – tout au plus – et encore ! témoin. Il n’y a donc aucune raison pour que je me foute à poil. Songez donc, ma chère, si tous les témoins devaient se mettre à poil, le Palais serait l’île du Levant
175.

Enfin, Marceline demande à appeler son avocat.
Dans la version finale, de même son identité comme officier allemand déserteur est effacée, de même l’acte de dévêtir, volonté d’identification, perd son autorité et sa ténacité, Marceline se sauvant avec tant de frivolité de l’inspecteur Bertin Poirée qui espère la dénuder. Le masque ne cache aucun visage, mais avant tout, l’acte même de démasquer n’a plus autant d’importance que dans la version première. Queneau a évacué l’identité de Marceline pour ne pas la réduire au signe qui suggère le souvenir de la guerre mondiale. Son identité est un vide, affranchi d’aucun sens.
Lorsque Queneau entreprend de décrire la réalité contemporaine, son allure est bouleversée par le conflit de deux pulsions antinomiques : la volonté de raconter son temps et l’hésitation ou le refus de cette volonté. En face de l’événement qui marque fortement une époque, ce conflit s’intensifie au maximum, et engendre enfin le vide où s’affrontent les deux pulsions contradictoires.


Conclusion
Queneau se charge ainsi de réaliser dans Zazie dans le métro une sorte de chronique parisienne des années 50, mais son cheminement est bouleversé par son propre refus de reproduire la réalité environnante : le monde romanesque est donc mis en question à mesure qu’il se construit. Par conséquent, ce témoignage du Paris d’après-guerre se présente paradoxalement comme une construction artificielle dont la facticité est signalée visiblement par l’auteur lui-même. Le roman désigne ainsi la zone frontière qui existe entre le réel et l’irréel.
Malgré l’invasion de l’irréel, la chronique réussit quand même à saisir un visage du Paris des années 50. La ville de Paris s’imprègne tellement de cultures étrangères qu’elle n’est plus identifiable à travers les éléments de la civilisation française traditionnelle. Ce Paris apatride est un monde trompeur et conflictuel qui échappe à l’écriture du roman traditionnel. Il en est de même pour les habitants de la ville. Les personnages de ce roman ne sont guère les personnages-personnes qui garantissent la vraisemblance du monde fictif. Reflétant le point de vue de l’auteur qui recherche une nouvelle conception de l’homme, ils constituent des êtres de papier, qui, loin de contribuer à produire l’effet réaliste, mettent à jour la facticité du monde qu’ils habitent. C’est donc la vision même du Monde et de l’Homme propre à Queneau qui sous-tend cette architecture littéraire autodestructrice, mise en cause à mesure de sa création.
Le monde romanesque de Zazie dans le métro établit un rapport ambigu avec le monde réel : Queneau décrit la réalité de son époque en même temps qu’il met en question son écriture car il refuse de déterminer la signification de son roman, de son temps et du Monde. Un pareil refus du sens se traduit par l’échec du roman à constituer un roman d’apprentissage : c’est cet échec même qui émancipe le roman de toute interprétation fixe. Paris n’est plus un corps affermi qui pourrait garder des mystères ; il se conçoit plutôt comme un lieu conflictuel, qui n’est ni le monde imaginaire, ni le reflet de la réalité. Ainsi que l’héroïne ne réalise pas son projet de prendre le métro, et n’arrive à obtenir aucune clé du mystère, le lecteur de ce roman ne peut atteindre aucun sens à travers sa lecture.


                                                                                                        * * *


C’est toujours dans cette zone frontière du réel et de l’irréel que se situent les romans de Queneau, notamment ses romans d’après-guerre tels que Le dimanche de la vie et Les fleurs bleues.
Queneau a écrit ce dernier sous une structure très complexe en utilisant les thèmes du rêve et de l'histoire : les deux personnages principaux, Cidrolin et le duc d'Auge, se rêvent l'un de l'autre ; Cidrolin habite « une péniche amarrée à demeure près d'une grande ville 176», et rêve souvent du duc d'Auge ; Le duc d'Auge, rêvant lui aussi de Cidrolin, traverse l'histoire et fait son apparition en 1264, 1439, 1614, 1789, pour enfin rencontrer Cidrolin qui vit toujours en 1964.
À ce roman, on peut reconnaître la même logique que celle qui règne dans Zazie dans le métro : Queneau exploite le monde irréel d’autant plus qu’il espère décrire la réalité de son époque. Malgré la situation irréaliste ci-mentionnée (rêve dans un rêve), cet écrivain semble s’intéresser en particulier au monde réel de son époque. L’année 1964, le temps privilégié dans ce roman, est décrite de la façon suivante.
Jusqu’au chapitre XVI, l’histoire de Cidrolin, qui se déroule en 1964, n’est qu’un ramassis de fragments laissés en vrac : il repeint la clôture de son jardin, va voir la construction d’un immeuble et « le camp de campigne des campeurs », rencontre des passants, boit l’essence de fenouil, etc. Ainsi la vie de Cidrolin manque de consistance et de développement discursif. Si 1964 n’est décrit qu’en fragments, c’est que cette année est le présent où Queneau écrit Les fleurs bleues ; le présent, coupé du passé et de l’avenir, où des événements sont laissés en vrac, et on ne peut les interpréter ni dans un sens ni dans l’autre.
Queneau saisit d’une part cette réalité fragmentaire de l’année 1964, et d’autre part, il place ce temps dans une perspective historique. À partir du chapitre XVII, Cidrolin ne rêve plus et commence à vivre avec le duc d’Auge, qui a vécu, jusqu’au chapitre XVI, quatre époques historiques, 1264, 1439, 1614, 1789, et qui maintenant rencontre Cidrolin en 1964. L’arrivée du duc d’Auge introduit dans le monde de 1964 un point de vue historique, mais son regard ne peut trouver en 1964 ni événements comme la Croisade, la guerre de Cent ans ou la révolution française, ni personnages tels que saint Louis, Gille de Rais ou le Marquis de Sade, contrairement aux temps historiques qu’il a déjà vécus. Le duc d’Auge met en évidence la rupture qui existe entre quatre époques précédentes et l’an 1964.
Queneau construit un univers fortement marqué par l’irréalisme afin d’illustrer ces deux faces réalistes de l’année 1964 : l’une comme le présent, l’autre historique. Ce roman partage avec Zazie dans le métro le même domaine à la fois réel et irréel.
Cette relation ambiguë que les romans de Queneau entretiennent avec le monde réel s’accompagne non seulement de son regard jeté sur la réalité contemporaine mais aussi de sa propre philosophie historique. Décrivant l’existence assez fabuleuse du soldat Valentin Brû, Le dimanche de la vie examine la signification et la gratuité de l’action humaine du 20e siècle tant au niveau d’événements historiques tels que la guerre mondiale, qu’au niveau de la vie quotidienne, à travers le travail, le loisir, le mariage, la famille et les relations avec le voisinage, pour mettre en cause le sens du temps contemporain par rapport à l’Histoire. Si Queneau, dans ses romans, se réfère implicitement à la philosophie hégélienne, aux connaissances bibliques, etc., c’est pour constituer sa propre philosophie historique.
La zone frontière du réel et de l’irréel, que cette étude a examinée à travers Zazie dans le métro, règne au sein du projet esthétique romanesque de Queneau. Même si cet écrivain exploite dans ses romans la possibilité infinie du domaine irréaliste, il s’attache toujours à embrasser la réalité de son temps. Dans cette optique, la lecture stylistique et philosophique de ses œuvres, surtout les romans d’après-guerre ci-mentionnés, permettrait d’éclaircir les problèmes d’écriture romanesque et de la philosophie historique qui marquent le 20e siècle.

Bibliographie

1. Ouvrages publiés
Un rude hiver, Gallimard, 1939.
Saint-Glinglin, Gallimard, 1948.
Le dimanche de la vie, Gallimard, 1952.
Zazie dans le métro, Gallimard, 1959.
Fragments d’une première version de Zazie dans le métro, Livre de France 11e année, 1960, p. 7.
Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1965.
Les fleurs bleues, Gallimard, 1965.

2. Manuscrit
« Notes préparatoires à Zazie dans le métro », Centre de Documentation Raymond Queneau, classeur 44.
Bibliographie secondaire
BARTHES (Roland), « Zazie et la littérature », Essais critiques, Seuil, 1964, pp. 125-131.
BIGOT (Michel), Zazie dans le métro de Raymond Queneau, Gallimard, 1994.
CATONNÉ (Jean-Marie), Queneau, Les Dossiers Belfond, 1992.
GAYOT (Paul), Queneau, Éditions universitaires, coll. Classiques du XX e siècle, 1967.
HUGO (Victor), Les Misérables [1862], Gallimard, 1951.
LÉON (Pierre), « Phonétisme, graphisme et zazisme », Études de linguistique appliquée, nº 1, 1962, pp. 70-84.
MALLE (Louis), Zazie dans le métro (film), Nouvelles Éditions de Films, 1960.
PINGAUD (Bernard), « Raymond Queneau : Zazie dans le métro », Esprit, 1959.
QUENEAU (Raymond), « Uneuravek », propos recueillis par Marguerite Duras, L’Express, janvier 1959, pp. 25-27.
---, « Zazie dans son plus jeune âge (Petite mise au point écrite pour mon usage personnel en juillet 1945)», Lettres Nouvelles, 1959, pp. 5-7.
ROBBE-GRILLET (Alain), « Du réalisme à la réalité », Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit, 1963, pp. 135-144.
SARRAUTE (Nathalie), L’ère de soupçon, Gallimard, 1956.


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