QUESTION SUR CORPUS
Arthur Rimbaud, dans « Ophélie » (Poésies, 1871), Aloysius Bertrand, dans « Ondine » (Gaspard de la nuit, 1842), Guillaume Apollinaire dans « la Loreley » (Alcools, 1913) et Jean Lorrain dans « Mélusine » (l’Ombre ardente, 1897) proposent des figures féminines souvent similaires dans le rapport étroit qu’elles entretiennent avec la nature ou dans leurs postures de séductrices ensorceleuses. Pour autant, elles diffèrent surtout dans leur rapport à l’amour, qui fait d’elles soit des victimes soit des bourreaux. Les quatre poètes conçoivent des figures féminines qui ont un rapport étroit avec la nature. Le monde végétal vit osmose avec Ophélie, dont le « cœur écoutait le chant de la nature » (v.23): les « saules (…) pleurent sur son épaule» (v.11), les « nénuphars (…) soupirent autour d’elle » (v.13). Ophélie est par railleurs associée à un lys (v.2), Mélusine à une autre fleur, le glaïeul (v.14), et Ondine caresse, par le truchement de ses sœurs, « les fraîches îles d’herbes, de nénuphars et de glaïeuls » (l.9-10). Mais si Mélusine est aussi une créature de la nature, qui « apparaît entre les herbes fines » (v.3), elle est davantage assimilée au monde animal : le poète la présente comme la maîtresse des animaux sauvages, évoluant parmi « la biche », « le brocart » (v.8), les « hiboux », (v. 12), « les renards » et « des loups » (v.11). Ces figures féminines semblent liées aux éléments naturels, telle Ondine dont le « palais fluide » se trouve dans « le triangle du feu, de la terre et de l’air » (l.6-7). Si les mondes végétaux et animaux font de ces personnages des êtres telluriques, le monde aquatique est très prégnant dans deux des poèmes : Ophélie est une noyée hantant le fleuve, Ondine un génie des eaux et la Loreley scelle son sort en se jetant dans le Rhin qui la reflète. L’air n’est pas de reste : « le vent tordait [l]es cheveux déroulés » de la Loreley (v.31), et « baise les seins » d’Ophélie (v.9). Enfin, « les flammes » (v.9) illuminent le regard de la Loreley, tandis que « le feu » métaphorique de la passion amoureuse est ce qui fait « fondre » Ophélie. On ne s’étonnera guère, alors, que ces figures féminines soient toutes des figures surnaturelles fascinantes : Ophélie devient une muse triste que rencontre le poète (dernière strophe), Ondine est une nymphe, la Loreley une figure de légende, tout comme Mélusine. Elles semblent, à ce titre, éternelles : Ophélie erre depuis « plus de mille ans » (v.5 et 7), et Mélusine depuis « cent ans » (v.9). Elles sont toutes plus ou moins associées à l’idée de magie : la Loreley est accusée de « sorcellerie » (v.6) pour provoquer la mort de ceux qui la regardent dans les yeux ; Mélusine, dont les dents ont une « clarté divine » (v.6), est capable d’ « enchanter » les hiboux (v.12). Cette magie peut être blanche ou noire, selon le type de séduction qu’exercent les personnages. Ophélie, par exemple, est une créature pure, comparée au « lys », symbole de virginité, tout comme la neige à laquelle elle est aussi associée au vers 17. La beauté de la Loreley est aussi une beauté « blonde » (v.1) et nordique, elle aussi « vierge » (v.30), mais elle ensorcelle ceux qui posent les yeux sur elle. C’est ici que l’on voit apparaître le thème traditionnel de la séductrice dangereuse, qui culmine dans notre corpus avec Mélusine, créature à queue de serpent, « saignante et l’œil hagard » (v.4). La séduction qu’elle exerce se fait au péril des hommes, qui, comme pour la Loreley, tombent sous le coup de sortilèges, de « charmes » (v. 10). Remarquons tout de même que presque toutes ces figures féminines sont liées à la nuit, à l’obscurité : au vers 34 dans « Ophélie », à la ligne 3 pour « Ondine », et au vers 12 dans « Mélusine ». L’ambivalence de ces figures féminines se retrouve dans leur rapport à l’amour, qui fait d’elles soit des victimes, soit des bourreaux, soit les deux à la fois. Ophélie, pour commencer, est une victime de la passion. C’est ce que nous découvrons à la septième strophe, dans laquelle est évoquée la séduction de la jeune fille par Hamlet, le « beau cavalier pâle » (v.27), qualifié de « fou ». Ophélie tombe amoureuse de lui, et « fon[d] à lui comme une neige au feu» (v.30) : la passion est destructrice, désignée comme « l’Infini terrible » (v.32), elle annihile littéralement Ophélie, la plongeant dans la folie (v.29) puis la mort. Ondine est elle aussi victime du dédain amoureux : celui qu’elle aime, le narrateur, la refuse au profit d’une « mortelle » (l.14). On apprend sa réaction, d’abord « boudeuse et dépitée » l.14), puis ambiguë: après quelques « pleurs », elle « pouss[e] un éclat de rire » (l.15). S’agit-il là de la réaction d’une femme rendue folle par la déception ou d’une créature démoniaque ? L’ambiguïté réside ailleurs dans le poème d’Apollinaire : la Loreley aimerait vivre son amour, mais sa nature de sorcière l’en empêche. Elle est donc à la fois bourreau, puisqu’elle tue ceux qui posent le regard sur elle, et victime de ce sortilège, ce qui la pousse à demander la mort : « Faites-moi donc mourir puisque je n’aime rien » (v.16). Enfin, Mélusine apparaît clairement comme un bourreau : elle est « saignante » (v.4). Elle tue. Mais les choses ne sont peut-être pas aussi simples, car qui connaît la légende sait que si elle est « folle » (v.7), si elle a « l’oeil hagard » (v.4), c’est qu’elle a été abandonnée et trahie par son mari Raymondin. Les quatre poètes composent donc des figures féminines légendaires et mystiques, filles séductrices de la Nature et souvent magiciennes. Ce qui les distingue le plus, c’est finalement leur rapport ambigu à l’amour, qui en font des victimes du dépit amoureux, des bourreaux pour elles-mêmes et les hommes, en somme des créatures aussi effrayantes que tragiques. |