« À celle
qui est trop gaie »
Le
poème « À celle qui est trop gaie » a été, à l'origine adressé à Apollonie
Sabatier, rencontrée en 1852 et que Baudelaire a adorée muettement cinq ans
durant, jusqu'en 1857, lui adressant des poèmes anonymes remplis d'une ferveur
mystique et sensuelle. Madame Sabatier a fait de sa part l'objet d'une
idéalisation. C'était une mondaine, richement entretenue, amie des Arts et des
Lettres, qui s'est offerte une seule fois à Baudelaire, pour le récompenser de
son adoration. Le lendemain, Baudelaire lui adresse une lettre de rupture. Les
poèmes inspirés par Madame Sabatier forment un cycle de neuf pièces (« Tout
entière », « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire », « Le flambeau vivant
», « À celle qui est trop gaie »,
« Réversibilité », « Confession », « L'aube spirituelle », « Harmonie du
soir » et « Le flacon »).
Ce
poème fait partie des six pièces des Fleurs du mal condamnées par le
tribunal correctionnel en 1857 et publiées dans l'édition des Epaves
en 1866, en Belgique. Baudelaire y traite le thème de la relation amoureuse de
façon originale et provocante, en instaurant avec l'objet de son amour une
relation complexe et violente, volontiers sadique. Nous analyserons d’abord la
première partie du texte, qui semble respecter toutes les conventions de la
poésie amoureuse classique, tout en exploitant certains des principaux thèmes
baudelairiens, avant de nous pencher sur la seconde partie du poème, dans
laquelle Baudelaire laisse libre cours à un fantasme sadique dont la femme
aimée est la victime.
Les
quatre premiers quatrains du poème sont consacrés à l’exaltation de la femme
aimée, ce qui le situe dans une tradition poétique classique : pensons aux
poèmes que Ronsard dédie à Marie, etc. Baudelaire s’adresse directement à son
interlocutrice, comme le montre l’emploi de la 2e personne :
« Ta tête, ton geste, ton air ». Le titre du poème est lui aussi très
révélateur : « A celle qui est trop gaie », est clairement une
dédicace.
La forme du poème
s’approche par ailleurs d’un genre poétique très caractéristique : le
blason, dans lequel il s’agit de chanter la totalité ou une partie du corps de
la femme (pensons au « Blason du tétin » de Clément Marot, puis plus
tard au blason de la bouche de Vincent Voiture, au XVIIe siècle, etc). Ainsi,
Baudelaire commence par louer l’allure générale de la femme, dans un mouvement
de plus en plus globalisant : « ta tête, ton geste , ton
air »., puis il se concentre sur « visage » de la femme (vers
3). La deuxième strophe est consacrée aux « bras » et aux
« épaules » de la femme. Le quatrain suivant concerne les
« toilettes », et le quatrième, déplace l’objet d’admiration de
l’apparence physique à l’ « esprit » : ainsi, tout est chanté,
le corps comme l’âme. On notera que Baudelaire consacre un quatrain à chacune
des parties de sa description, et que ces quatrains constituent chacun une
phrase : la forme poétique est manifestement maîtrisée, et cette maîtrise,
cette mesure fort classique, se retrouve jusque dans la syntaxe.
On
sait que pour Baudelaire, l’esprit et le corps, l’âme et la sensualité sont
étroitement liés : beauté plastique et beauté spirituelle sont de même
nature, et c’est sans doute pourquoi Baudelaire les mêle dans son éloge.
D’ailleurs, les attraits physiques de la femme sont de nature à provoquer des
mouvements spirituels chez le poète :
« Les retentissantes couleurs
Dont tu parsèmes tes toilettes
Jettent dans l’esprit des poètes
L’image d’un ballet de fleurs »
La femme
apparaît ici comme une muse, source d’inspiration poétique. C’est là encore un
thème classique dans la poésie amoureuse. Examinons en quoi consistent les
autres caractéristiques de la femme telle qu’elle est louée par Baudelaire.
Muse, la
femme est divinisée, apparaît comme une puissance lumineuse terrassant les
ténèbres : elle est capable d’ « éblouir » le « passant
chagrin », grâce à la lumière qu’elle dégage, qui « jaillit
d’elle ». Elle est aussi colorée, et richement, à la manière du « ballet
de fleurs » mentionné au vers 9.
L’appartenance
du début de ce poème à la tradition poétique amoureuse se fait aussi sentir
dans la musicalité du style : le premier vers est construit selon un
rythme ternaire, dont les battements sont d’autant plus accentués qu’ils
correspondent à une allitération en [t], les consonnes dentales faisant office
de marqueurs rythmiques : « Ta tête, ton geste,
ton air ». On notera de même une assonance en [è], voyelle longue
et ouverte, ce qui confère à l’ensemble une teinte joyeuse. La musicalité du
poème est renforcée par les octosyllabes qui font d’autant plus apparaître les
rimes, la répétition des sons jumeaux, qu’ils sont courts.
Pour
autant, ce poème n’est pas le simple pastiche d’un genre traditionnel :
Baudelaire a su assimiler le genre, au sens propre - le rendre sien – et y
injecter les thèmes qui le préoccupent plus particulièrement.
On
retrouve par exemple, et très tôt dans le texte, la comparaison entre la femme
et un paysage, qui ont en commun leur beauté :
« Ta
tête, ton geste, ton air
Sont
beaux comme un beau paysage »
Cette
beauté est ici mise en valeur par la répétition de l’adjectif dans le deuxième
vers, répétition qui ne fait qu’ajouter à la musicalité ludique du poème.
Baudelaire, par ailleurs, file la métaphore de la femme paysage en y faisant
figurer le « rire » personnifié, jouant sur ce visage (dont la
proximité avec l’idée d’un « paysage » harmonieux » est rendue
encore plus claire par les choix des rimes : « paysage » /
« visage »).
Par
ailleurs, on retrouve une idée chère à Baudelaire : les correspondances,
ou synesthésies, c’est-à-dire ces liens, de nature autant sensuelle que
spirituelle, qui existent entre les différentes sensations, et qui constituent
le langage, la « forêt de symboles » (« Correspondances)
que le poète a la tâche de savoir déchiffrer. Ainsi, dans la première
strophe, on constate que la vision de la femme, ou plus précisément, la
perception de son « rire », provoquent une sensation tactile :
« Le
rire joue en ton visage
Comme un
vent frais dans un ciel clair ».
La
troisième strophe, déjà cité plus haut, met pratiquement en scène le processus
de la sysnesthésie : les
« retentissantes couleurs » que porte la femme, et visuellement
perçues par le poète, « jettent dans l’esprit » de celui-ci
« l’image d’un ballet de fleurs », c’est-à-dire un spectacle à la
fois visuel et auditif : pas de ballet sans musique.
On
pourra cependant remarquer l’absence, parmi ces sensations, de celle qui a
d’ordinaire la préférence de Baudelaire : l’odorat. Est-ce là un indice
qui nous permettrait de prévoir la suite du poème ? Car si nous avons vu
que Baudelaire fait preuve, dans les quatre premières strophes, d’un grand
respect, à la fois de la femme, et de la tradition poétique, il en va tout
autrement de la seconde partie du poème, en totale rupture avec ce qui précède,
et avec l’horizon d’attente du lecteur.
* * *
En
effet, si les quatre première strophes du poème installent le lecteur dans
l’impression confortable d’un certain respect de la tradition poétique
amoureuse, le dernier vers de cette partie surprend, choque même :
« Je te hais autant que je t’aime ». La force de l’antithèse,
soulignée par la forme exclamative de la phrase, brise net les horizons
d’attente jusque là ménagés et propose brutalement une conception perverse du
désir.
À partir
de ce vers antithétique, la syntaxe régulière (une phrase par strophe) se
disloque, se dérègle, s’allonge comme un flot libéré : les cinq strophes
ne comptent plus que deux phrases, et le poète fait la part belle aux phrases
exclamatives, donc expressives. Nous avons donc affaire à une nouvelle crise.
Mais s’agit-il cette fois de spleen ? « Spleen IV », poème issu
de « Spleen et Idéal », se concentre sur l’évocation des
circonstances propices à la crise (ses trois premières strophes à des
compléments circonstanciels de temps introduits par « quand »).
Seulement, dans ce poème, le spleen s’apparentait davantage à une mélancolie
sourde provoquée par « un ciel bas et lourd [qui] pèse comme un
couvercle ». Ici, cette crise est plus violente, et semble paradoxalement
provoquée par d’autres circonstances. L’adverbe « quelquefois »,
associé au passé composé (« j’ai senti », l.17) indique le moment
propice à la crise, qui vient « briser l’atonie » du poète. Cette
« atonie » ne désignerait-elle pas, justement, le spleen
baudelairien ? Ainsi, cette crise-ci ne serait pas une crise de spleen,
mais une crise qui l’en fait sortir. Cela se produit « dans un beau
jardin » (l.17), en compagnie du « soleil » (l.20), ce qui a
priori laisse présager un moment heureux. Ce n’est pourtant pas le cas, bien au
contraire.
On le sait, les Fleurs du mal,
comme son titre oxymorique semble l’indiquer, est un recueil qui se construit
sur l’idée de l’opposition. Celle-ci se dessine dans le portrait que le poète
consacre à la femme au début du poète, et son autoportrait qu’il esquisse par
la suite. Nous avons vu que la femme décrite, Mme Sabatier en l’occurrence, est
présentée comme une muse inspiratrice, propageant autour d’elle une
« clarté ». Elle est angélique ; c’est une créature céleste. Le
poète, en revanche, se présente comme une créature tellurique, comme un
serpent, pour être précis : il s’imagine « ramper sans
bruit » pour « infuser [son] venin » à celle qui devient sa
victime potentielle. Outre la dimension clairement sexuelle de cette image,
remarquons que la métaphore du serpent apparaît à plusieurs reprises dans les Fleurs du mal. Mais alors que dans
« le Serpent qui danse », pour n’en citer qu’un, le reptile est
associé à la femme, tentatrice, ici il l’est au poète lui-même. Le serpent
prend une autre connotation : le poète n’est pas une créature mystique et
tentatrice, mais un animal lâche et mortel.
Les rôles sont ainsi changés : Baudelaire se présente souvent
comme victime de l’amour et des femmes (« le Serpent qui danse », ou,
plus clairement, « Causerie »). Or, dans ce texte, il est l’agresseur.
Et c’est cette posture infâme qui, paradoxalement, le tire de son atonie, comme
si le désir corrompu par le sadisme avait raison de son spleen. Car c’est bien
de sadisme – c’est-à-dire d’une forme de plaisir sensuel éprouvé par la
destruction et l’humiliation – qu’il s’agit :
« (…) j’ai puni sur une fleur
L’insolence de la nature » (v.23-24)
La fleur, comme souvent chez Baudelaire, et chez de nombreux poètes
avant lui, est associée à la femme. Ici, la « fleur » est bien une
« fleur du mal », mais dans un autre sens qu’habituellement : la
préposition « de » prend tout son sens possessif : la
« fleur » est possédée par le mal. L’idée de punition est
reprise, complaisamment, quelques vers plus loin :
« Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné » (v.29-30)
C’est ainsi que le poète se venge de la nature, dont la femme évoquée,
belle, généreuse et « trop gaie », semble un avatar. Pourquoi punir
la beauté, sinon parce qu’on la désire sans pouvoir la posséder ? Le poète
ne semble pas supporter que la nature, ou la femme, le nargue de ses charmes.
Il la juge « insolente », et, à ce titre, l’ « humilie »
comme [son] cœur » est « humilié » (v.22). La beauté,
l’innocence (« le printemps et la verdure », v.21) sont
insupportables au poète. Elles le blessent, « déchirent son sein ».
Frustré de ne pas accéder à cette forme de beauté lumineuse, perçue comme
« insolente », « trop gaie », le poète, frustré, trouve un
autre moyen de se l’approprier, au sens propre du terme (se la rendre propre,
l’assimiler) : c’est lui qui la rendra sienne, en la corrompant. Il doit
façonner la femme à son image, remodeler son corps, lui imposer un autre sexe
(« faire à [son] flanc étonné / Une blessure large et creuse »,
v.31-32), et lui « infuser son venin », dans un mouvement orgasmique,
exprimé par l’exclamation « vertigineuse douceur ! ». Corrompue,
la femme quitte son état céleste pour devenir une créature à la merci du poète.
Enfin, la fusion entre ces deux êtres devient possible. C’est ce que disent les
derniers mots du texte : « ma sœur ».
On ne s’étonnera donc pas que ce poème ait été censuré :
Baudelaire, en jouant avec les attentes du lecteur, l’invitant tout d’abord à
la lecture d’un traditionnel poème d’amour, le surprend, et le choque en lui
livrant finalement sa conception corrompue du désir : la fusion des êtres
ne peut se faire que par le mal et la dégradation. Selon Baudelaire, l’amour se
conçoit comme une lutte, un conflit (comme l’exprime « Duellum »,
avec une rare clarté). Dans ce texte, il est vainqueur de cette lutte
(quoiqu’il s’agisse, ne l’oublions pas, d’un pur fantasme). Voilà qui entre en
totale contradiction avec d’autres poèmes du même recueil, tel
« Causerie », dans lequel le poète se présente comme une victime
consentante du désir féminin, et de manière, dirions-nous sans trop insister
sur cet aspect psychologique, masochiste. Mais, comme on le sait déjà, ce
recueil ne fonctionne-t-il pas sur les figures d’opposition ?