S'il y a des canons de la beauté, la laideur n'en a pas. Le sémiologue italien Umberto Eco et la philosophe française Gwenaëlle Aubry publient chacun un livre sur la question. L'Obs les a réunis Comment se forment nos jugements esthétiques ? Comment décidons-nous qu'un visage ou une oeuvre d'art est «beau» ou «laid»? La laideur n'est-elle que le contraire de la beauté, ce dont les yeux se détournent? «Mes belles anglaises avaient masqué l'évidence de ma laideur. Déjà, mon oeil droit entrait dans le crépuscule», écrit Sartre dans «les Mots.» Page sublime de courage et de style. Serait-ce donc de Socrate que notre Jean-Paul a directement hérité ce visage ingrat, semblable à celui des silènes de Dionysos? Poser la «laideur ironique» du philosophe à l'origine de notre tradition, comme le fait Platon, n'est-ce pas d'emblée suggérer l'existence d'une beauté secrète, située au-delà des apparences, dans la parole ou dans l'esprit? Par coïncidence, deux livres sur ce sujet très moderne et curieusement inexploré paraissent en même temps, «le (Dé)goût de la laideur», une anthologie essentielle, composée par l'écrivain-philosophe Gwenaëlle Aubry, qui nous conduit de Socrate à Dubuffet en passant par Wilde ou Baudelaire, Goya ou Bataille. Et une imposante «Histoire de la laideur», proposée par Umberto Eco, qui brasse les siècles avec une vitalité gourmande, non moins que dans son «Histoire de la beauté» (2004). Des illustrations à couper le souffle, de la Méduse des Anciens à Jérôme Bosch jusqu'au kitsch et au camp, jusqu'à Soutine et Bacon, confirment en beauté l'intuition de Victor Hugo : «Le beau n'a qu'un type, la laideur en a mille.» Ces deux-là avaient mille choses à se dire. C. D. Le Nouvel Observateur. - La laideur est-elle le contraire de la beauté ? Gwenaëlle Aubry. - Dans la tradition métaphysique, l'opposition laideur-beauté a été superposée à d'autres couples de contraires, matière-forme, mal-bien, comique-tragique, ou mort-vie... Mais là, les choses sont plus complexes car la laideur peut être du côté de la vie, d'une autre forme de beauté, d'un renouvellement des formes. Parmi les philosophes, Adorno est l'un des rares à avoir réussi à penser la laideur pour elle-même. Umberto Eco. -
C'est en récoltant ces textes et ces images, après avoir fait de même
pour la beauté, que j'ai compris la véritable différence entre ces deux
concepts. La première théorie de la beauté est le canon de Polyclète, au
Ve siècle avant J.-C. Il définit des mesures, des proportions. Un homme
ne peut être beau s'il mesure trente centimètres ; les bras ont une
certaine longueur, etc. Ainsi le beau se situe à l'intérieur de
certaines limites, tandis que le laid est infini, donc plus complexe,
varié, amusant. Dans la peinture classique, la laideur est souvent
cachée dans les détails, il faut aller la chercher. Tous les philosophes
ont parlé de la beauté, mais il existe très peu de textes sur la
laideur. G. Aubry. - Dans mon précédent livre, «Notre vie s'use en transfigurations» (Actes Sud, 2007), j'avais parlé de la laideur sur un mode littéraire, à partir de l'expérience d'une femme qui s'éprouve comme laide dans le regard des autres. Je voyais dans l'expérience de la laideur une disgrâce au sens étymologique du terme, une injustice profondément enracinée. On sait que les nourrissons sourient plus volontiers à un visage harmonieux qu'à une gueule cassée, mais personne n'en parle. Puis je me suis interrogée sur le contraste entre cette expérience subjective et la curieuse indifférence affichée à l'égard des catégories esthétiques par le discours sur l'art contemporain. Les catégories de beau et de laid sont dénoncées comme obsolètes par un certain nombre d'artistes et de critiques, au moment précis où elles s'exercent avec une grande violence normative dans le champ du corps et en particulier du corps féminin. C'est autour de ce passage de la toile à la peau que s'est construit le roman dont cette anthologie est en quelque sorte le contrepoint théorique. U. Eco. - La laideur est un sujet auquel je réfléchis depuis longtemps. En 1968, j'avais signé l'article «Esthétique de la laideur» dans une encyclopédie. Puis le sujet s'est imposé à moi après la parution de «l'Histoire de la beauté.» Je me suis retrouvé en terrain connu, j'ai toujours eu de l'affection pour les monstres. Dans ma bibliothèque il y a de nombreux bestiaires et tératologies. Cependant il me restait beaucoup de choses à découvrir. Par exemple, «le Repoussoir» de Zola. Vous connaissez l'histoire? Le héros s'aperçoit que, lorsqu'une femme pas très belle est placée à côté d'une femme vraiment laide, la première semble belle. Il monte une petite industrie. Il engage des laides et les loue aux belles. Zola nous fait admirablement ressentir la souffrance de la femme qui obtient du boulot parce qu'elle est laide. G. Aubry. - Dans une nouvelle de Henry James, une femme du monde choisit pour l'accompagner une femme non seulement plus âgée mais particulièrement terne, et peu à peu l'entourage de la femme du monde s'aperçoit que ce repoussoir sort tout droit d'un tableau de Holbein et se met à l'aduler comme une déesse. Tout se passe comme si la laideur était un révélateur de la beauté. U. Eco. - Il faudrait traduire en français «Fosca» de Tarchetti (1869), l'histoire d'un homme qui tombe amoureux d'une femme laide, non par masochisme, parce qu'elle est laide, mais malgré sa laideur, que pourtant il ne peut pas supporter. G. Aubry. - Il y a dans la littérature des laides qui sont de grandes séductrices, je pense à la Vellini de Barbey d'Aurevilly, à la Bérénice d'Aragon. Leur «laideur» s'efface dans le mouvement, selon une esthétique de la grâce qui est déjà présente au IIIe siècle chez Plotin. Ces figures de séductrices laides ont avant tout du charme... U. Eco. - Ah, vous avez prononcé le mot magique! On me demande souvent si Barbra Streisand ou Gérard Depardieu sont beaux ou laids. Je réponds il y a une troisième catégorie à laquelle il faudrait consacrer un livre, mais qui est insaisissable, le charme! C'est vraiment le je-ne-sais-quoi sur lequel les philosophes ont perdu leur latin. Vous pouvez établir des canons de Polyclète pour la beauté, non pour le charme. C'est un mystère qui bouleverse tout, regardez les portraits de George Sand, elle n'était pas belle mais, à juger par ses amours, elle avait évidemment «quelque chose.» Nerval était en adoration devant l'actrice Jenny Colon, or si vous voyez le portrait de Jenny, vous éclatez de rire. Mais il faut penser qu'elle avait du charme. G. Aubry. - Jean-Pierre Vernant a écrit de très belles pages sur l'expérience du miroir comme expérience de Méduse. Pour un Grec, se regarder dans un miroir, c'est voir surgir sa face nocturne, soi-même dans l'au-delà. Ma recherche a porté sur ce que j'appellerai la banalité du laid, comme on a pu parler de banalité du mal - visages ingrats, cités mornes, paysages défigurés - sur la laideur comme expérience de l'ordinaire, du quotidien. Et sur ce qui dans cette expérience peut constituer une révélation, quand les formes se défont, quand les apparences se brisent. U. Eco. - Les textes philosophiques doivent être interprétés de manière différente selon la technologie de leur époque. Quand les Anciens se regardaient dans leurs miroirs métalliques, ils voyaient à peu près ce que nous voyons au Lunapark dans les miroirs déformants. William Occam dit quelque part que l'image d'Hercule peut être reconnue seulement par ceux qui connaissent déjà Hercule. En fait, à son époque, il n'existe pas encore de portraits ressemblants (cloîtré dans son couvent, il ne connaît pas les portraits du Fayoum) c'est pourquoi l'icône n'a qu'une fonction de remémoration. N. O. - La technologie d'aujourd'hui, ce serait la chirurgie esthétique? U. Eco. - Ce peut être une forme de salut pour certaines femmes. Imaginez une femme qui naîtrait aujourd'hui avec le visage de Mae West ou de Greta Garbo. Elle ne serait même pas belle ! C'est une malédiction d'avoir une beauté déjà dépassée. Pour les hommes, c'est moins cruel, un homme peut être accepté avec le visage de Michel Simon. Alors, si la chirurgie permet de changer une Greta Garbo en Naomi Campbell... j'aurai la possibilité de devenir comme Michel Simon! N. O. - Dans vos deux livres, le thème de la compassion est très présent... G. Aubry. - Rilke dit que l'artiste se doit d'accueillir la totalité du réel, y compris les charognes... A propos des peintures noires de Goya, Yves Bonnefoy parle d'une expérience de la compassion, où éthique et esthétique se nouent... Il y a une étymologie sans doute fictive du mot « laid » qui le fait dériver du latin laedere, blesser, la laideur serait ce qui blesse mais aussi la blessure elle-même qui serait alors, comme le dit Genet, à l'origine et la source de toute beauté. N. O. - Vous citez la phrase de Georges Bataille: «Personne ne doute de la laideur de l'acte sexuel»... U. Eco.- Voilà bien le christianisme. La laideur du sexe est présente dans tous les catéchismes. La beauté n'est qu'un leurre diabolique... Déjà chez Tertullien, si les femmes se maquillent, c'est pour cacher leur laideur! C'est seulement à l'âge baroque que l'on commence à éprouver de l'affection pour la femme un peu fanée. G. Aubry. - Georges Bataille dans «l'Erotisme» cite un texte de Léonard de Vinci sur la laideur des organes sexuels et poursuit en disant que tout l'enjeu de la beauté féminine est de faire ressortir la laideur de l'organe - et de rendre possible la profanation, la transgression, donc la jouissance. N. O. - Que penser de la mode des piercings, dans un monde où la beauté fait la Une des magazines? U. Eco. - Le goût de l'horrible n'est pas réservé à notre époque, les Romains allaient voir les chrétiens dévorés par les lions, Samuel Pepys achète des tickets pour aller voir une pendaison. Mais aujourd'hui, ces images sont omniprésentes. G. Aubry. - La plasticienne Orlan se transforme elle-même en «chair à canons», elle se fait implanter des bosses sur le front, elle mélange par morphing son image à celle de statues primitives. Il y a là un refus des formes prédéterminées... Pour Malevitch est laid tout ce qui est figuratif. U. Eco. - Il y a très peu de différence entre Praxitèle et Dubuffet, qui vise encore à faire un objet beau. C'est avec l'art conceptuel et les «performances» que l'on bascule dans autre chose. La quête de la beauté, absente de l'art, triomphe désormais dans le design des automobiles. Les futuristes disaient dejà que une voiture de sport est plus belle que la victoire de Samothrace. G. Aubry. - Oui, le design hérite sans vergogne du désir de beauté qui ne nous lâche pas, malgré les discours d'une avant-garde déjà ancienne pour qui les catégories esthétiques n'avaient aucun sens. Reste, encore et toujours, à trouver des beautés et des formes nouvelles. Propos recueillis par Catherine David Umbert Eco est né en 1932, à Alessandria, en Italie. Sémiologue et linguiste, il est aussi un romancier à succès: «le Nom de la Rose» (1980) et «le Pendule de Foucault» (1988) ont été des best-sellers dans le monde entier. Gwenaëlle Aubry est né en 1971. Docteur en philosophie et romancière, elle est l'auteur du «Diable détacheur» (1999), de «l'Isolée» (2002) et d'un essai, «Notre vie s'use en transfigurations» (2007), où elle s'attaque à la dictature du beau. |
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