Texte 1.
Sade, Juliette, ou les prospérités du vice (Première partie) 1801
Juliette est élevée dans un couvent, mais à l’âge de treize ans, elle est séduite par une « religieuse », Mme Delbène, qui entreprend de lui expliquer que la moralité, la religion et les idées de cette sorte sont dépourvues de sens. Toutes les considérations philosophiques évoquées au cours du récit sont de cet ordre : toutes les idées touchant à Dieu, la morale, les remords, l’amour, sont attaquées. La conclusion générale est que le seul but dans la vie est « de s’amuser sans se soucier, aux dépens de quiconque ». Juliette pousse ceci à l’extrême en assassinant de nombreuses personnes, y compris divers proches et amis.
N'éprouvons-nous pas ce que je te dis dans tous les prétendus crimes où la volupté préside ? Pourquoi ne se repent-on jamais d'un crime de libertinage ? Parce que le libertinage devient très promptement une habitude. Il en pourrait être de même de tous les autres égarements ; tous peuvent, comme la lubricité, se changer aisément en coutume, et tous peuvent, comme la luxure, exciter dans le fluide nerval un chatouillement qui, ressemblant beaucoup à cette passion, peut devenir aussi délicieux qu'elle, et par conséquent, comme elle, se métamorphoser en besoin.
Ô Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureuse dans le crime... et j'en commets beaucoup, ma chère... si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t'en faire, avec le temps, une si douce habitude, qu'il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ; et que toutes les convenances humaines te paraissent si ridicules, que ton âme flexible, et malgré cela nerveuse, se trouve imperceptiblement accoutumée à se faire des vices de toutes les vertus humaines et des vertus de tous les crimes : alors un nouvel univers semblera se créer à tes regards ; un feu dévorant et délicieux se glissera dans tes nerfs, il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside le principe de la vie. Assez heureuse pour vivre dans un monde dont ma triste destinée m'exile, chaque jour tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te comblera d'une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t'entoureront te paraîtront autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur ; plus de liens, plus de chaînes, tout disparaîtra promptement sous le flambeau de tes désirs, aucune voix ne s'élèvera plus dans ton âme pour énerver l'organe de leur impétuosité, nuls préjugés ne militeront plus en leur faveur, tout sera dissipé par la sagesse, et tu arriveras insensiblement aux derniers excès de la perversité par un chemin couvert de fleurs. C'est alors que tu reconnaîtras la faiblesse de ce qu'on t'offrait autrefois comme des inspirations de la nature ; quand tu auras badiné quelques années avec ce que les sots appellent ses lois, quand, pour te familiariser avec leur infraction, tu te seras plu à les pulvériser toutes, tu verras la mutine (…), s'assouplissant sous tes désirs nerveux, venir d'elle-même s'offrir à tes fers... te présenter les mains pour que tu la captives ; devenue ton esclave au lieu d'être ta souveraine, elle enseignera finement à ton cœur la façon de l'outrager encore mieux, comme si elle se plaisait dans l'avilissement, et comme si ce n'était réellement qu'en t'indiquant de l'insulter à l'excès qu'elle eût l'art de te mieux réduire à ses lois. Ne résiste jamais, quand tu en seras là (…). Mais une seule résistance, je te le répète, une seule te ferait perdre tout le fruit des dernières chutes ; tu ne connaîtras rien si tu n'as pas tout connu ; et si tu es assez timide pour t'arrêter avec elle, elle t'échappera pour jamais.
Zola, la Bête humaine, 1890.
Fils de Gervaise, Lantier est chargé d’une lourde hérédité alcoolique, qui se transforme en pulsions homicides irrépressibles : le désir d’une femme s’accompagne chez lui d’un besoin de la tuer. Sur le point de posséder sa cousine Flore, il préfère fuir, car il s’apprêtait à la tuer.
Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la face enfoncée dans l’herbe. Mon Dieu ! il était donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait guéri ? Voilà qu’il avait voulu la tuer, cette fille ! Tuer une femme, tuer une femme ! cela sonnait à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvre grandissante, affolante du désir. Comme les autres, sous l’éveil de la puberté, rêvent d’en posséder une, lui s’était enragé à l’idée d’en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu’il l’avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n’était point parce qu’elle résistait, non ! c’était pour le plaisir, parce qu’il en avait une envie, une envie telle, que, s’il ne s’était pas cramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pour l’égorger. Elle, mon Dieu ! cette Flore qu’il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aimé si profondément. Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge, dans un râle d’effroyable désespoir.
Pourtant, il s’efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu’avait-il donc de différent, lorsqu’il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s’était questionné. (…) La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu’il fût d’une santé mauvaise, car l’appréhension et la honte de ses crises l’avaient seules maigri autrefois ; mais c’étaient, dans son être, de subites pertes d’équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d’une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s’appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d’eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d’alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu’il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d’ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.
Jacques s’était relevé sur un coude, réfléchissant, regardant l’entrée noire du tunnel ; et un nouveau sanglot courut de ses reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant de douleur.
Zola, la Bête humaine, chapitre II, 1890.
Emmanuel Carrère, l'Adversaire, 2000