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Queneau et le néo français

QUENEAU ET LE NÉO FRANÇAIS

"Tout cela ne concerne que la forme. C'est que la forme est sans doute dans cette œuvre ce qu'il y a de plus important." (Felicien Marceau, « QUENEAU et le triomphe de la Grammaire », Table Ronde, mai 1952

L'attitude de QUENEAU vis-à-vis des mots est d'abord la méfiance. Pour lui, les mots ne sont souvent que de vains artifices où se déguise et se noie la pensée; les mots ne sont souvent, selon son expression même (propos cités sans l'interview de l'Express du 22- 1-59), qu'une vulgaire "sauc[e]s". Et Laverdure, le perroquet de Zazie dans le métro, vient très souvent le rappeler aux autres personnages du livre qui s'y laissent prendre:

"Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire."

Queneau et le renouveau de la langue

« Avant d'écrire, autant que possible, l'écrivain choisit la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d'être dit. Le problème semble simple, il ne l'est pas tellement. » (Préface à l'Anthologie des Jeunes Auteurs).

QUENEAU s'intéresse au langage parce que le langage est la manifestation de l'homme, et que rien de ce qui touche l'homme ne le laisse indifférent.

« [...] il s'agit en réalité de questions en fait très simples et immédiates, il s'agit de l'homme, de la vie, de l'homme contemporain, de la vie contemporaine. »

(Préface à l'Anthologie des Jeunes Auteurs)

Vendryes : "il y a beaucoup d'hommes qui parlent français, il n'y a personne qui parle "le français" (J. Vendryes, Le langage, p. 284).

 

I. LE FRANCAIS: LANGUE MORTE

Le problème se pose à l'écrivain, ici à QUENEAU, de choisir pour s'exprimer entre une langue que personne ne parle pas (ou presque) et une langue que personne n'écrit encore (ou presque) et qu'il devra inventer.

De même qu'il y eut deux espèces de latin, le latin classique et le latin vulgaire, de même qu'il y a deux espèces d'arabe, l'arabe littéraire et l'arabe parlé, de même y a-t-il deux espèces de français, le français littéraire et le français parlé; et ceci tient à un fait très général:

 

"Personne ne nie qu'il existe actuellement des différences entre le français écrit et le français parlé, certains disent même un abîme. Plus exactement, il y a "deux" langues distinctes: l'une qui est le français qui, vers le XVème siècle, a remplacé le "francien" (la traduction s'impose pour presque tous les textes avant Villon), l'autre, que l'on pourrait appeler le néo-français qui n'existe pas encore et qui ne demande qu'à naître."

(Préface à l'Anthologie des Jeunes Auteurs, p. 10)

C'est ce que R. QUENEAU illustre dans ces deux extraits des Exercices de style. Le même récit traité sur le mode littéraire et sur le mode vulgaire, deux extrêmes il est vrai, accuse des différences évidentes.

 

RECIT

"Un jour vers midi du côté du Parc Monceau, sur la plateforme arrière d'un autobus à peu près complet de la ligne S (aujourd'hui S 4) j'aperçus un personnage au cou fort long qui portait un feutre mou entouré d'un galon tressé au lieu de ruban. Cet individu interpella tout à coup son voisin en prétendant que celui-ci faisait exprès de lui marcher sur les pieds chaque fois qu'il montait ou descendait des voyageurs. Il abandonna d'ailleurs rapidement la discussion pour se jeter sur une place devenue libre."

Exercices de style, p. 32

"L'était un peu plus dmidi quand j'ai pu monter dans l'esse. Jmonte donc, jpaye ma place comme bien entendu et voilà tipas qu'alors jremarque un zozo l'air pied, avec un cou qu'on aurait dit un téléscope et une sorte de ficelle autour du galurin. Je lregarde passque jlui trouve l'air pied quand le voilàtipas qu'ismet à interpeller son voisin. Dites-donc, qu'il lui fait, vous pourriez pas faire attention, qu'il ajoute, on dirait qu'il pleurniche, quvous lfaites essprais, qu'i bafouille, deummarcher toutltemps surlé panards, qu'i dit. Là-dsus, tout fier de lui, i va s'asseoir. Comme un pied."

Exercices de style, p. 77

Pour la clarté de l'exposé nous classerons les différences qui séparent les deux langues en trois catégories, suivant en cela R. QUENEAU et, avant lui, Vendryes: différences de vocabulaire, différences de morphologie, différences de syntaxe.

 

1.     Le vocabulaire :

Les différences de vocabulaire sont peut-être celles qui frappent le plus: ce ne sont pas les plus importantes. Cette différence de vocabulaire tient d'abord à la tendance qu'a le français parlé à éviter les termes précis que l'écrit se fait un art de choisir. Cette tendance a été excellemment mise en lumière par une enquête de Mr. G. Gougenheim à laquelle R. QUENEAU se réfère dans sa préface (p. 23). L' expérience commune nous apprend d'ailleurs que l'on dit plus fréquemment « je me suis cassé la jambe » que « je me suis brisé le tibia ».

 

2.     morphologie

Il y a pour ainsi dire deux sortes de temps en français: les temps que l'on emploie dans la langue littéraire et ceux dont (on) use la langue parlée. Et cette répartition des temps est bien la marque de l'évolution de la langue. L'exemple le plus frappant est sans doute celui de l'imparfait du subjonctif, « tué par le ridicule et l'almanach Vermot14 » (Préface, Anthologie des Jeunes Auteurs, Queneau, 13).

« Dans les manuscrits des jeunes, et même des moins jeunes, on s'aperçoit du malaise provoqué par cette agonie du passé simple. Ceux qui se risquent à l'utiliser écrivent « j'allai » avec un s, comme l'imparfait, les autres y renoncent totalement et n'utilisent plus que le passé composé. » (R. QUENEAU, « Préface », p. 14).

 

3.     syntaxe

C’est surtout dans la construction même de la phrase, dans la disposition des mots, que les deux langues françaises diffèrent. Quand le français littéraire dit « le gendarme a-t-il jamais rattrapé son voleur? », le français parlé dit plus volontiers « l'a-t-il jamais attrapé, le gendarme, son voleur? ». Cet exemple est emprunté à Vendryes qui définit cette forme syntaxique comme étant propre à la fois à un parlé nord-américain, le chinook, et au français parlé. Et cette forme est si propre au français parlé que R. QUENEAU a parfois appelé le néo-français (ou français parlé) « chinook ». Nous remarquons en effet de nombreuses tournures de ce genre dans la conversation, et nous en relevons fréquemment chez QUENEAU.

« Elle le regardait, la commerçante, le soldat Brû » (Le dimanche de la vie, p. 1)

« Ça lui plaît à Lulu Doumer une belote à trois » (Loin de Rueil, p. 10)

Ajoutons encore cette tendance du français parlé à faire porter la négation exclusivement sur la particule « pas » en supprimant « ne ».

 

II - LE NEO FRANCAIS

« Le français des grammaires est une langue morte; ça n'aurait aucune importance si tous les français étaient également morts, seulement comme il y en a encore une quantité appréciable de vivants, il paraît même que cette quantité augmente tous les ans; eh bien, c'est malheureux pour les français de ne pas avoir le droit d'écrire comme ils parlent et, par conséquent, comme ils sentent. » (Bâtons, chiffres et lettres, p. 32)

Alors que jusqu'ici « on ne pense qu'à entretenir, conserver, momifier, c'est du point de vue de l'offensive qu'il faut défendre la langue française. » (Bâtons, chiffres et lettres, p. 48)

Lors de son voyage en Grèce, QUENEAU a été amené par les circonstances à réfléchir sur le problème que posait dans ce pays la rivalité des deux langues: la « cathaverousa », langue pure, et la « démotique », langue populaire. Ce fut cette dernière qui triompha. QUENEAU veut mener à ce même triomphe le français parlé:

« Il me devient évident que le français parlé devait enfin se dégager des conventions de l'écriture qui l'enserrent encore (conventions tant de style que d'orthographe et de vocabulaire) et qu'il s'envolerait, papillon, laissant derrière lui le cocon de soie filé par les grammairiens du 16ème et les poètes du 17ème siècle » (Bâtons, chiffres et lettres, p. 13)

 

« Je précise bien que je ne veux pas dire qu'il faut ramener la littérature et la poésie à une simple sténographie de ce qu'on appelle, de manière méprisable, le langage « concierge ». [...] Il s'agit [...] de donner un style au langage parlé. »

(Bâtons, chiffres et lettres, p. 32)

 

Syntaxe du néo français

- négation portant uniquement sur le deuxième terme « pas »: « çà me plaît pas » (Le dimanche de la vie, p. 148), « te fis jamais à un type qu'a de l'ambition » (Loin de Rueil, p. 17);

- réduction des relatifs au neutre « que »: « A propos du fils qu'on dit des choses sur lui » (Chiendent, p. 150),

- emploi de « que » comme particule de renforcement: « Et si moi que j'écrivais? » (Chiendent, p. 42),

« A cinq heures qu'il s'est levé » (Saint Glinglin, p. 70); ou pour éviter l'inversion:

« comment donc que vous avez pu faire çà? » (Saint Glinglin, p. 71).

De même le néo-français ignore l'imparfait du subjonctif, [il] préfère le passé composé au passé simple et emploie avec assez de libertés toutes [ses]26 formes verbales:

« C'est pas prouvé qu'i soye » (Chiendent, p. 111)

« Je suis été [...] » (Chiendent, p. 59)

Chez QUENEAU les pronoms « il » et « elle » s'élident presque toujours dans les dialogues populaires:

« I descend tout seul » (Chiendent, p. 94)

« I s'en font des politesses » (Chiendent, p. 94)

« Si é t'ennuit » (Chiendent, p. 41)

De même l'apostrophe remplace très fréquemment le « e » muet: « Je joins à ce souv'nir »

(Chêne et Chien, p. 15) « A fond'train »

(Cosmogonie, p. 19) « Je n'sais pas c'qu'il fout »

(Pierrot mon ami, p. 114)

Enfin, le néo-français s'efforce souvent de rendre, par sa graphie, certaines prononciations familières ou populaires:

« L v'la arrêté » (Chiendent, p. 94)

« S'que ch'savais » (Chiendent, p. 135)

« Esscuses, esscuses, murmure Sahul » (Saint Glinglin, p. 168)

« Alors c'est préférab' que çà soiye moi » (Saint Glinglin, p. 116)

 

il y a chez QUENEAU, pour ainsi dire, trois sortes d'orthographes phonétiques.

 

La première pourrait être considérée comme une orthographe semi-phonétique; elle n'est qu'une demi-réforme. QUENEAU exprime la prononciation à l'aide des lettres ordinaires:

« Je m'escuse » (Chiendent, p. 24)

« Le Meussieu » (Chiendent, p. 27)

Ou encore, pour exprimer la diction phonétique et celle de la Comédie Française27:

« Les révolusillons » (Cosmogonie, p. 50)

« Les concluzillons » (Cosmogonie, p. 71)

« Moua chsuis d'Paris » (Loin de Rueil, p. 15)

 

Et puis QUENEAU emploie fréquemment aussi une sorte d'orthographe phonétique qui rend compte des liaisons et même du débit de la phrase:

« Les autres savaient-ils ce xétait » (Cosmogonie, p. 62)

« Un orlaloua » (Loin de Rueil, p. 39)

« Envouatouassa dans l'gosier » (Loin de Rueil, p. 67)

 

Enfin QUENEAU emploie parfois la pure graphie phonétique, tout en gardant encore les lettres ordinaires, sans signes diacritiques. Mais le résultat est évidemment déroutant, pour ne pas dire comique:

« édoukipudonktan » (Zazie, p. 1)

QUENEAU ne fait que « élever le langage populaire à la dignité de langage écrit » (Bâtons, chiffres et lettres, p. 20) : « Le français contemporain ne deviendra une langue véritable et féconde que lorsque les philosophes eux-mêmes l'utiliseront, et naturellement les savants. » Et QUENEAU dit encore ailleurs: « Il me parut aussi que la première façon d'affirmer cette nouvelle langue serait, à l'exemple des hommes du XVIème siècle qui utilisèrent les langues modernes au lieu du latin pour traiter de théologie ou de philosophie, de rédiger en français parlé quelque dissertation philosophique. » (Bâtons, p. 14)

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