Meursault / Romand

Meursault, Romand, étrangers.

 

 

Pourquoi « l’Etranger » ? Pourquoi « l’Adversaire » ?

Au sujet de la notion d’étranger, voir le cours d’introduction.

Au sujet de l’idée d’adversaire », voir entretien accordé à l’Express :

« Comment est venu le choix du titre, L'adversaire?

D'une lecture de la Bible qui était liée à mon interrogation religieuse. Dans la Bible, il y a ce qu'on appelle le satan, en hébreu. Ce n'est pas, comme Belzébuth ou Lucifer, un nom propre, mais un nom commun. La définition terminale du diable, c'est le menteur. Il va de soi que l' «adversaire» n'est pas Jean-Claude Romand. Mais j'ai l'impression que c'est à cet adversaire que lui, sous une forme paroxystique et atroce, a été confronté toute sa vie. Et c'est à lui que je me suis senti confronté pendant tout ce travail. Et que le lecteur, à son tour, est confronté. On peut aussi le considérer comme une instance psychique et non religieuse. C'est ce qui, en nous, ment. 

Pendant le procès, des journalistes présentaient Romand comme le «démon». Vous, vous voyez en lui un «damné»?

E.C. Oui, j'avais l'impression que l'adversaire, c'était ce qui était en lui et qui, à un moment, a bouffé et remplacé cet homme. J'ai l'impression que, dans cette arène psychique qui existe en lui, se déroule un combat perpétuel. Pour le pauvre bonhomme qu'est Jean-Claude Romand, toute la vie a été une défaite dans ce combat. » 

 

I – La question des genres

 

La question des genres : deux récits novateurs.

Au sujet de la question des genres (hésitation roman / récit / journal, voir cours d’introduction)

Camus, avec l’Etranger, annonce un nouveau type de romans, que Robbe-Grillet appellera le Nouveau Roman. Il s’en prend à la critique traditionnelle, pour laquelle « un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. In doit avoir une profession. S’ila des biens, cela n’en vaudra que mieux. Enfin, il doit posséder un caractère, un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l’aimer, de le haïr ». Il cite l’Étranger, affirmant qu’ « aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond sur le point aux normes de la critique » (Pour ou nouveau roman, 1963).

  Pour l’Etranger, la forme devait s’adapter au fond : le style, la narration devaient être aussi lacunaires ou elliptiques que le personnage de Meursault lui-même.

Carrère, avec l’Adversaire, propose un objet littéraire d’un genre nouveau, mêlant l’enquête journalistique, l’autobiographie, la biographie et le roman, en s’inspirant d’un fait divers.

 

Quelle est la place de l’autobiographie dans ces deux récits ?

            Meursault ressemble, sur de nombreux points, à Camus lui-même. Ils ont à peu prêt le même âge ( Meursault meurt avant d’avoir trente ans, comme il le dit dans à la fin du récit, et Camus a 29 ans à la publication de son livre). L’un et l’autre sont orphelin de père (quoique Meursault ne dise rien de lui, on se doute que c’est bien le cas), ont vécu dans le même quartier d’Alger, et ont tous deux un tempérament sensuel, et proche de la nature : pour l’un comme pour l’autre, la mer et le soleil sont sources de joie profonde.

            Seulement, on note des différences de taille entre les deux Camus et son personnage. L’auteur s’est vu, comme Meursault, proposer un emploi en métropole, et l’a accepté, contrairement à Meursault. Camus est un intellectuel contemplant des gens comme Meursault, tout en s’étant détaché d’eux, par la force des choses (sa maladie pulmonaire l’a poussé vers la littérature, les études, et il est d’un tempérament ambitieux). Il semble, en fait, que Meursault soit un Camus qui n’aurait pas connu cette chance (ou cette malchance car l’écrivain, dans ses Notes, et dans Noces, semble perpétuellement nostalgique d’une enfance insouciante baignée dans la mer et les rues d’Alger). On peut noter cependant que certains critiques ont vu dans Meursault, homme fruste, une sorte de Camus raté.

            Emmanuel Carrère, quant à lui, rédige l’enquête qu’il a menée sur des faits avérés. Romand n’est pas une de ses créations. Cependant, il se sert de ce fait divers, de son enquête sur cette expérience humaine extrême pour réfléchir sur lui-même, observe ses propres réactions. Cette tentation autobiographique en creux entre en contradiction avec le style du récit, très neutre, opposée à l’épanchement égotique qu’implique le genre autobiographique. C’est dans cette tension que réside, en partie, l’originalité du livre.

 

 

Comment justifier, dans ces deux récits, l’emploi d’un style neutre identifiable à l’écriture blanche, pour employer le mot de Roland Barthes ?

            L’écriture blanche, chez Camus, est censée refléter la personnalité de Meursault, son absence d’émotions, l’objectivité totale de son regard sur le monde.

            Chez Carrère, elle traduit le désir qu’a l’écrivain de ne pas s’impliquer dans on récit. L’absence de modalisateurs (marques de subjectivité) est justifiée par la dimension journalistique du projet (Carrère, comme Camus certes, a été journaliste). De son récit, Carrère dit : « J’ai veillé à ce que cela soit écrit le plus simplement possible. Il y a eu un travail constant de resserrement. Je crois que c'est le livre pour lequel j'ai eu le plus de jeux d'épreuves: quatre au lieu des deux habituels. Mon écriture tend au dépouillement. Les phrases doivent être conductrices d'électricité. Plus elles sont simples, plus le courant passe. » Si Carrère adopte l’écriture blanche, c’est certes afin de pouvoir donner à son récit la forme d’un « rapport », comme il le dit lui-même dans l’entretien avec l’Express, lui donner l’apparence de l’objectivité journalistique : pendant la phase de préparation, Carrère a assisté au procès de Romand, prenant des notes, pour « entamer un récit objectif ».

On devine aussi qu’il préfère s’en tenir à ce style non modalisé par scrupule. Carrère a eu beaucoup de mal à écrire ce livre. Il se demandait ce qu’il « y avait de tordu dans [s]a tête », craint de n’être fasciné que par l’aspect sordide de ce fait divers. Il renonce même à écrire l’Adversaire pendant plusieurs années. Puis : « J’ai choisi alors une méthode plus minimaliste. Profil bas, n’essayons pas de faire un bel objet littéraire. Faisons court avec le sérieux du journaliste de la façon la plus neutre possible ».

Dans les deux cas, l’écriture blanche sert l’écrivain dans son désir de ne pas trop en dire, afin de laisser au lecteur le soin d’interpréter le récit, de juger le personnage – ou de ne pas le faire,

 

 

II - Romand, l’anti-Meursault.

 

Quel est le rapport que les deux personnages entretiennent avec la vérité ?

 

S’il y a un point qui oppose les deux personnages, c’est bien leur rapport à la vérité. Alors que l’on pourrait voire l’étrangeté de Meursault comme une incapacité à mentir, celle de Romand vient au contraire de sa mythomanie pathologique.

Meursault est un personnage qui refuse de mentir, de jouer la comédie de la société, et de s’inventer des émotions qu’il ne ressent pas. Comme l’écrit Pierre-Georges Castex, Meursault est un « martyr de la vérité » (Albert Camus et l’Étranger) : « Meursault refuse de mentir. Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, et surtout, dire plus que ce qui est, et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus que ce qu’on ne sent. Et c’est finalement ceci qui lui sera reproché lors de son procès. Pensons à cette réplique du procureur : « il a déclaré  que je n’avais rien à faire dans un société dont je méconnaissais les règles les plus essentielles »

Romand, lui va tuer sa famille parce qu’il refuse qu’elle découvre la vérité sur son compte. Le rapport de Romand avec la vérité est très trouble. Lors de son procès, on apprend qu’enfant, on lui interdisait formellement de mentir, de se vanter, mais en même temps, on lui apprenait la pratique du pieux mensonge, celui qui n’est pas censé faire de mal – par exemple, pour ne pas blesser sa mère. C’est peut-être ici que les deux personnages s’opposent le plus : on reproche à Meursault de ne pas montrer grand peine pendant l’enterrement de sa mère, de ne pas mentir, donc. Quant à Romand, il intègre dès son plus jeune âge que ce type de mensonge est essentiel au bonheur de chacun. Selon Carrère, cet apprentissage contradictoire que Romand a subi est probablement à la source du drame : « Cela paraît exagéré, la façon dont  un petit mensonge de base produit cet engrenage qui dure dix-huit ans et aboutit au drame » (interview de l’Express).

 

Meursault et Romand : des personnages vides ?

On a souvent tendance à considérer Meursault comme un personnage vide, une sorte de mort-vivant dénué d’intérêt pour quoi que ce soit. Si un être vide signifie « un être vide de pensées », on aurait tort de le croire. Meursault réfléchit souvent, pèse souvent le pour et les contre (« d’un côté… de l’autre »), juge souvent les paroles de ses interlocuteurs : il juge que le télégramme lui annonçant la mort de sa mère « ne veut rien dire », remarque que Masson complète « tout ce qu’il avançait par un « et je dirai plus », même quand, au fond, il n’ajoutait rien au sens de sa phrase ». Quand il est condamné, il remarque surtout la « forme bizarre » du réquisitoire.) Meursault semble surtout incapable de sentiments sophistiqués. La manière dont il répond à l’amour de Marie, son étrange vide émotif lors de l’enterrement de sa mère en témoignent. Mais c’est que Meursault n’est pas un « roseau pensant » : il se contente d’exister, et d’exister pleinement, sans mettre entre lui et le monde la moindre barrière de principe, le moindre a priori. Son appartenance fusionnelle au monde se traduit par son amour de la nature, un attachement fondamental à la mer. Ainsi, Meursault n’est pas un personnage vide, malgré les apparences. Si on peut le qualifier de lacunaire (il « méconnaît les règles les plus essentielles » de la société), on ne peut le considérer comme vide.

 Romand, en apparences, n’est, lui, certainement pas « vide ». On le considère pendant des années comme le médecin et chercheur à l’OMS qu’il déclarait être, alors qu’il avait mis un terme à ses études de médecine après deux années. Pendant dix-huit ans, sa famille et ses amis ont cru à ce personnage. En fait, tout ce temps, alors qu’il devait être au travail, Romand passait son temps sur des ères d’autoroutes, ou à errer dans les forêts. Un immense pan de son existence n’a donc aucun contenu, et ne consiste qu’en une matière vide : le temps. C’est cet aspect-là qui a le plus intéressé Carrère : « C’est sur ce vide-là que j’avais envie d’écrire, sur ce qui pouvait tourner dans sa tête pendant les journées passées sur des parkings d’autoroute. J’ai essayé d’encadrer ce vide pour que le lecteur perçoive intimement ce que c’était que de vivre dans ce monde vide et blanc ». (entretien avec l’Express).

Selon Carrère, Romand n’avait, pour ainsi dire, pas plus de corps que de diplôme de médecine : en évoquant sa vie sexuelle pauvre, le journaliste dit de Romand que «  c’était un homme non touché, non caressé. A la fin, il allait voir des masseuses pour enfin avoir un corps ». Carrère renchérit : « Oui, il allait dans des salons de massage et il avait l’impression d’exister un peu ». Tout le contraire de Meursault qui, lui, est avant tout un corps, un récepteur sensible des éléments cosmiques (les étoiles, le soleil) et des choses de l’amour (les nuits avec Marie).

 

 

Romand, Meursault, et l’homme révolté

Romand refuse sa condition d’homme médiocre, et va peu à peu se réfugier dans une illusion qui lui permettra, s’il parvient à l’imposer à ses proches, de se transformer en un personnage qui lui convient. Romand n’accepte pas sa propre vie, sa propre identité. Il la nie, et c’est en cela que l’on peut dire qu’il est le contraire d’un homme révolté. Carrère, dans un entretien accordé à l’Express (février 2000), présente Romand comme un homme qui a perpétuellement échoué dans sa bataille l’opposant à cet « adversaire », ce démon, qui est en chacun de nous, et qui se définit par le mensonge : « Pour le pauvre bonhomme qu’est Jean-Claude Romand, toute la vie a été une défaite dans ce combat ». Romand est un perdant ; son échec se traduit par le fait qu’il veut absolument donner une belle image de lui, et se double quand il choisit de se plonger dans la foi chrétienne, qui lui permet d’être pardonné et de croire à la possibilité d’une vie de pénitence, et du salut de son âme.

Chez Meursault, on assiste au phénomène inverse. Meursault, lui, est incapable de mentir, ni même de se mentir. À la fin du roman, il prend pleinement conscience de la tragédie de l’homme : il s’apprête à mourir après avoir vécu un semblant de vie. Mais au lieu de se plonger dans une illusion salvatrice (mais une illusion tout de même, donc une erreur – telles la repentance et la foi), il finit par accepter son sort, et ne s’en sent que plus fier.

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