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La déconstruction du personnage dans le roman du XXe siècle

Tout commence avec cette page ô combien célèbre de l'écrivain Alain Robbe-Grillet, qui remet intégralement en question ce qu'est un personnage de roman :

Alain Robbe-Grillet
Pour un nouveau roman (1963)

  Dans Pour un nouveau roman (ensemble d'études écrites entre 1956 et 1963), Robbe-Grillet dénonce les notions, qu'il juge "périmées", de personnage, d'histoire ou d'engagement. Reconnaissant sa dette à l'égard de Sartre ou de Camus, il  définit néanmoins le nouveau roman comme une recherche qui ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l'écrivain qu'un engagement : la littérature.

  Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n'a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l'avait placé le XIXe siècle. C'est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté ­ quoique postiche ­ au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »...
  Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laissé Le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
  Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S'il a des biens, cela n'en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. C'est grâce à ce caractère qu'il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
  Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu'il se hausse à la hauteur d'une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l'une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise... On n'exagérera pas, cependant, dans cette voie : c'est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
  Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans La Nausée ou dans L'Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d'ailleurs que c'est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d'un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. du Château, il se contente d'une initiale, il ne possède rien, il n'a pas de famille, pas de visage ; probablement même n'est-il pas du tout arpenteur.
  On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l'apogée de l'individu.
  Peut-être n'est-ce pas un progrès, mais il est certain que l'époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s'identifier à l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu'il s'agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c'était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C'était important, un caractère, d'autant plus important qu'il était davantage l'arme d'un corps-à-corps, l'espoir d'une réussite, l'exercice d'une domination. C'était quelque chose d'avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
  Notre monde, aujourd'hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l'humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d'autrefois, le héros. S'il ne parvient pas à s'en remettre, c'est que sa vie était liée à celle d'une société maintenant révolue. S'il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s'ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.


Pour illustrer ce vers quoi doit tendre le Nouveau Roman, Robbe-Grillet cite l'Étranger de Camus, paru en 1942. En voici l'incipit :

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’ Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.

L’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m’a dit qu’il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j’ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite j’ai vu le directeur : il m’a reçu dans son bureau. C’était un petit vieux, avec la Légion d’honneur. Il m’a regardé de ses yeux clairs. Puis il m’a serré la main qu’il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. I1 a consulté un dossier et m’a dit : "Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien." J’ai cru qu’il me reprochait quelque chose et j’ai commencé à lui expliquer. Mais il m’a interrompu : "Vous n’avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J’ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. I1 lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici." J’ai dit : "Oui, monsieur le Directeur." Il a ajouté : "Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d’un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s’ennuyer avec vous."

C’était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l’asile, elle pleurait souvent. Mais c’était à cause de l’habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l’avait retirée de l’asile. Toujours à cause de l’habitude. C’est un peu pour cela que dans la dernière année je n’y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche – sans compter l’effort pour aller à l’autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.

  
 
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L'un des Nouveaux Romans les plus lus, les plus étudiés, reste la Modification, de Michel Butor, paru en 1957. Vous y repèrerez instantanément un procédé narratif (voire énonciatif) très particulier, ainsi qu'une imortance démesurée accordée aux objets, aux choses.




1.Le personnage

1)    la fin du héros romanesque

Pour un Nouveau Roman , Robbe-Grillet 1957. Il s’intéresse à quelques notions périmées : il oppose la conception traditionnelle à l’approche moderne. C’est la fin du héros romanesque (cf.Nathalie Sarraute L’ère du soupçon, 1936). Le héros du Nouveau Roman a perdu ses racines, ses ancêtres, un milieu, des biens, un visage, un caractère, un nom.

 

2)    La solitude du héros

Le héros romanesque a de la densité, de l’épaisseur. Celui du nouveau du nouveau roman perd cela. Les personnages ne sont plus des êtres conquérants ; ils laissent la place aux forces qui les dépassent. Les héros y gagnent en sensibilité mais le monde qui les entoure leur est de plus en plus étranger. Le personnage s’isole totalement ; il est coupé du monde, des êtres qui l’entourent, voire de lui-même.


3)Un héros sans nom

Le nouveau roman aime les pures lettres : l’anonymat est poussé jusqu’à ses limites (exemple dans L’année dernière à Marienbad X et dans Le procès de Kafka K .).Anonymes, pronoms personnels chez Sarraute. Quand un personnage a un prénom il est banal ; ex :Chauvin dans Modérato Cantabile.


4)    Les limites de l’analyse psychologique

Influence de la linguistique et du structuralisme.


5)    Faut-il évacuer le personnage ?

Déplacement du centre d’intérêt. Il est difficile pour le lecteur de s’identifier au personnage. L’aventure des mots a remplacé celle du personnage.

 

3. La relation au réel

1)L’importance des objets et des choses

La description des objets et des choses est très importante. Les objets et les choses sont même plus importants que le personnage. Les descriptions occupent une très grande place. Les objets prennent leur poids d’existence. On a pas une vision interprétative : le réel est là, simple. « L’homme regarde le monde et le monde ne le regarde pas. » Ricardou. Opacité du réel. Distance du narrateur.

2)La thématique du regard

L’objet s’offre au regard mais le regard est un regard qui effleure ; parfois un regard technique. Mais le regard est omniprésent. « Ecole du regard ». Barthes Les objets sont indépendants. L’homme a perdu du poids au profit des objets. Le Nouveau Roman a eu très vite la réputation de faire une littérature objective. Il a été comparé à la nature morte en peinture. L’objectivité est telle qu’elle en devient étrange. « Machine à désorienter la vision. » Ricardou.

 

4.Les formes narratives

1)    Histoire impossible ou histoire refusée ?

Le roman met traditionnellement en place une intrigue. Tous les éléments techniques du récit traditionnel visent à créer un univers stable, déchiffrable ,lisible ; le Nouveau Roman remet en cause la structure traditionnelle du récit. Il refuse le déroulement chronologique, il passe du réel à l’imaginaire sans transition, privilégie la description au détriment de la narration. Il crée une esthétique de l’attente et de la rupture de cette attente.

2)Narrateur et personne grammaticale

Les pronoms personnels ont remplacé les noms des héros romanesques. Influence du marxisme et de la psychanalyse. Emploi systématique et variable. Le "je" puis subsister mais comme pure personne grammaticale : « je » porteur d’un simple regard, allant même parfois jusqu’au voyeurisme(cf. La Jalousie). La troisième personne est plus fréquente ; sur le modèle du roman américain, présente le personnage de manière extérieure, le narrateur est dépouillé de toute passion, objectif. La deuxième personne est utilisée dans La modification de Michel Butor ; « vous ».

3)Le lecteur et le livre

Traditionnellement il y a un rapport de confiance et d’identification au personnage : c’est l’illusion romanesque. Le Nouveau Roman rend cette identification impossible au profit d’une attitude critique du lecteur. Mais le lecteur n’est pas exclu. Au contraire on lui demande une active collaboration ; identification au romancier dans l’acte de création.

 

4.Les formes d’écriture

1)    Le mot, la métaphore, le texte

Le Nouveau Roman expérimente les mots, les syllabes, les onomatopées. Pour Sarraute les mots sont des parcelles vivantes, animées d’une vibration que la phrase se doit de respecter.

Les anagrammes sont les exercices privilégiés du Nouveau Roman.

Le texte est fondamentalement relation, mise en rapport : métaphores. Peut faire émerger le fantastique dans le discours.

2)    Le goût de la liberté et du jeu, le refus du beau style

Libère le roman des contraintes qui existaient. Le nouveau Roman travaille la page blanche comme un poème ; suspend la ponctuation(dans la modification de Butor, on passe d’un paragraphe à l’autre sans que la phrase soit finie)…

Désir de se débarrasser d’ultimes règles. Refus du beau style(cf. Céline). Céline a bousculé les règles de la bienséance. Le Nouveau Roman est ici l’héritier de Céline mais il ne cultive pas l’audace argotique ; il affectionne la rupture de ton, le mélange des styles. C’est un texte qui veut jouer sur la matérialité du langage.

Derrière tout cela se cache souvent l’humour.

 

CONCLUSION : Quelle postérité pour le Nouveau Roman ?

Il n’y a pas un nouveau roman mais plusieurs générations d’écrivains.

3 grandes périodes :

-Période contestataire, textes fondateurs.

-Nouveau nouveau Roman. Les écrivains ont gagné leurs lettres de noblesse. Recherches diversifiées, parfois éparpillées.

-Années 70 à nos jours : retour aux formes narratives traditionnelles.

Le nouveau Roman est-il mort ? Non. Certains écrivains continuent d’écrire et il est porteur d’influence sur les romans modernes. De plus il est déjà entré dans l’histoire littéraire.

 

 





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