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L'art et le laid

L’ART ET LE LAID

d'après Claudine Sagaert

 

« (…) certaines choses peuvent être assez connues sans pour autant qu’on les reconnaisse dans toute leur signification, toute leur ampleur. Tel est le cas du laid. Depuis un siècle, les cultures européennes ont élaboré et largement répandu la théorie des beaux-arts, les règles du bon goût, la science de l’esthétique, mais le concept du laid, bien qu’il ait été effleuré partout, [est] resté relativement loin en arrière ».[1]

 

Introduction

La laideur dans l’art n’a que rarement été traitée par les sociologues, les philosophes et les critiques d’art.  La laideur n’a pas fait problème[2]. On l’a bien souvent réduite à être « manque de », « privation de », « simple trace marquée par la déception ou le regret »[3]  : le laid, c’est ce qui ne correspond pas aux critères du beau.  

Pourtant, pour Passeron « il n’est pas sûr, que la chose laide soit seulement l’échec d’une chose de beauté, ni le laid un non-être du beau »[5], pour Adorno « le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l’art »[6]. Le laid ne peut-il pas être envisagé comme autre chose que la négation du beau ?

 

 

I - La laideur a longtemps été considéré comme une absence de qualités

 

A. La laideur non intentionnelle.

 

On peut considérer qu’une représentation laide peut être jugée telle dans la mesure où l’on constate une absence de certaines qualités nécessaires à la production d’une belle œuvre.  Rosenkranz dans son étude[7] renvoie la laideur à l’incorrection  de la forme, c’est-à-dire à une absence d’accord entre le modèle et la représentation. La laideur d’une œuvre serait envisageable comme étant ce qui ne répond pas à certaines règles, soit relativement à un défaut du point de vue de la forme, soit par omission, ou par l’ajout d’un élément hétérogène[9]. Il en serait de même du mélange des styles, du mélange des arts, du non-respect des proportions…[10]  Et ainsi, l’incorrection ferait courir  « à chacun des arts, à partir de sa singularité, le danger de devenir particulièrement laid »[11].

 

Par exemple un peintre qui représenterait un nu sans parvenir à retranscrire la forme du corps, une certaine proportion entre les parties, une unité, une harmonie pourrait voir sa toile qualifiée de laide. C’est dans cette optique d’ailleurs que Plotin écrit dans Les Ennéades que la beauté est « l’accord dans la proportion des parties entre elles et avec le tout »[12].  Diderot le réaffirme dans son ouvrage intitulé Pensées sur la peinture : « l’unité du tout naît de la subordination des parties ; et de cette subordination naît l’harmonie qui suppose la variété »[13]. Ordre, structure, mesure et proportions conduisent à l’harmonie, comme le signifiait déjà à son époque Polyclète. Dans cette perspective l’œuvre laide est «manque de ».

Elle l’est également quand elle traduit un défaut de spiritualité. Plotin le précise.  L’artiste doit concevoir une forme intérieure, reflet d’un monde idéal dans la mesure où la symétrie et les proportions ne suffisent pas à révéler la beauté. « Lorsque l’on voit, écrit-il,  le même visage, avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu’elles et que c’est par autre chose que le visage bien proportionné est beau » [14] ? L’absence d’ordre[15], de structure, d’unité, de spiritualité et d’harmonie peuvent être des signes de laideur. On l’aura compris, si on défend que la beauté répond à certaines exigences. De ce fait, leurs absences conduiront à juger laide une œuvre.

è Ne devrions-nous pas ne reconnaître comme œuvre seulement celles qui respectent les règles ? De ce fait, il n’y aurait pas d’œuvres laides, mais seulement des œuvres qui n’accèdent pas au statut d’œuvre d’art par défaut de maîtrise. Et pourtant comment se satisfaire d’une telle approche sans tenir compte d’autres éléments ?

 

B. La laideur intentionnelle.

 

Raymond Polin, philosophe : « il n’y a point de laideur négative pour  qui la crée, car il n’y a point de but négatif pour une invention, fut-elle imaginaire »[19], l’œuvre d’art qui répond à d’autres critères que ceux considérés comme règles du beau, peut en cela être novatrice.

Et pourtant, si on considère que l’œuvre d’art implique aussi un certain éclat, un rayonnement,  quelque chose « qui saisit et retient le regard »[20],  « qui capte l’attention »[21], dans cette perspective, on retrouvera l’idée selon laquelle une œuvre terne, fade, et sans originalité, qui ne captive pas le regard, qui n’est pas aimable, est laide.  L’œuvre laide ne sera certainement pas celle qui choque, mais celle qui laisse indifférent. Le beau provoque un certain plaisir, au sens où  « le beau se reconnaît à ce qu’il est objet d’admiration » et que « l’admiration est la réaction spontanée de l’homme, (…) à la perception de tout objet dont l’appréhension plaît par elle-même »,[24] 

Si l’œuvre a provoqué un certain déplaisir,  elle doit compter « à un moment donné ou dans une communauté donnée comme œuvre d’art »[25]. Quelle serait donc spécificité d’une œuvre d’art jugée laide ? Le serait-elle relativement à son sujet ou à son traitement plastique ?

 

 

II. La laideur d’une belle œuvre : laideur du sujet ou de son traitement plastique ?

 

Lorsque l’on aborde le problème de la laideur dans l’art, il faut donc préciser si celui-ci renvoie à la laideur du sujet de l’œuvre ou à la laideur relative à son traitement plastique. Par exemple les représentations de la vieillesse, de la mort, de la torture, peuvent être considérées comme des sujets laids. Mais en défendant cela, nous mettons entre parenthèse la réalisation plastique, ce qui est difficilement possible dans le domaine artistique. En conséquence, deux perspectives apparaissent : soit le sujet de l’œuvre d’art est laid, et sa création plastique ne répond pas aux attentes souhaitées, soit  le sujet est laid et son traitement plastique est esthétique.

 

Dans le deuxième cas, on peut se demander  « comment ce qui est laid, intrinsèquement laid, peut devenir beau, c’est à dire faire l’objet d’un jugement esthétique favorable »[26] ?

- Aristote, dans   La Poétique : « Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité comme les formes d’animaux les plus méprisés et des cadavres»[27].

- Pascal : «  la peinture (…) attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux»[28].

- Kant dans La Critique de la Faculté de Juger : « Les beaux-arts montrent leur supériorité précisément en ceci qu’ils donnent une belle description de choses qui dans la nature seraient laides ou déplaisantes. Les furies, les maladies, les dévastations de la guerre, peuvent en tant que choses nuisibles, être décrites de très belle façon et peuvent même être représentées par des peintures »[29].

è l’art n’est pas la représentation d’une chose belle, mais la belle représentation d’une chose.

 

 

 

III. L’autonomie du laid ou la naissance d’un autre type d’esthétisme.

 

A.    Le laid devient autonome.

 

Pour appréhender ce type d’œuvre d’art, ne faudrait-il pas considérer le laid en lui-même, non pas en tant qu’absence de beauté mais  en tant que « présence de laideur » ?  Raymond Polin écrit : « Ce qui est laid offusque non par ce qu’il n’a pas mais par ce qu’il a. Il est non point absence de beauté, mais présence de laideur, non pas manque mais trop plein» [36].  

Le laid n’est plus subordonné au beau. Il y a les Beaux-Arts, et les « Laids-Arts ». Il devient un champ autonome. Victor Hugo l’avait écrit dans sa préface à Cromwell : « le beau n’a qu’un type le laid en a mille ». Et en effet, la laideur s’est représentée, entre autre, dans la distorsion, l’informe, le défiguré[38], la décomposition, la déstructuration, le morbide, le démoniaque, la dépravation, la souillure, l’immonde, le monstrueux, le grotesque et même la déshumanisation. Comment cela a-t-il pu arriver ?

 

B.     Le beau est désormais partout, et perd donc son côté sacré.

 

Ce changement provient sûrement d’un nouveau type de rapport de l’individu à lui-même,  aux autres et au monde dans lequel le corps a joué un rôle essentiel.

La beauté est beaucoup plus accessible et présente dans le monde contemporain. Elle est partout. Jadis la beauté idéale appartenait au domaine de l’art. À notre époque et dans les pays industrialisés,  grâce à une meilleure hygiène, aux soins du corps, aux progrès de la médecine, la quête de la beauté physique est devenue possible en puissance pour tout un chacun. De ce fait, ne peut-on pas dire que la beauté est descendue dans la rue et que nous sommes devenus les artistes de notre propre beauté ? Que la beauté telle qu’on la concevait dans les époques antérieures, était essentiellement liée au domaine artistique, alors qu’aujourd’hui, et ceci depuis quelques décennies déjà, la beauté est incarnée par des visages, des corps, des photos, elle n’appartient plus à un monde réservé, domaine du sacré, elle est présente dans notre paysage au quotidien. 

 

C.    La laideur est devenue un thème privilégié par les artistes.

 

è la laideur est devenue rare, taboue ; elle fait plus peur qu’avant, elle est plus impressionnante, plus révélatrice d’angoisses, et donc de vérité profonde dans l’être humain. Par-delà la douleur, la pauvreté, la maladie, l’indécence, l’exclusion, la malformation, la vieillesse, étaient devenues au quotidien des sujets dérangeants, dont le seul terrain possible de révélation ne pouvait être que celui de certains artistes. Pensons entre autre à Lucian Freud, Jean Rustin ou Tracey Armin, qui ont donné à voir cette répugnante et insupportable laideur qui symbolise pourtant l’authenticité existentielle, c’est-à-dire la vie dans sa fragilité, sa vulnérabilité, son dénuement,  son impudeur et sa violence. La beauté sacralisée a laissé sa place à d’autres types de productions axés sur l’incomplétude, le désordre,  l’informe. « Les formes les plus sinistres de la finitude humaine (…) de la putréfaction  (…) de la mutilation  (…) du sadisme, du masochisme » [41] ont été explorées. Citons pour simples exemples les travaux de Joël Peter Witkin,  Damien Hirst ou David Nebreda.

 

Question : la « beauté [jugée parfois] trop fade » a été remplacée par «quelque chose de plus épicé » comme pour « mieux satisfaire notre appétit »[42] ? Et d’ailleurs, n’a-t-on pas assisté à « la recherche spéciale d’une émotion du laid (…) dans certaines représentations délibérément repoussantes »[43] ? 

Certes, les thèmes « ignobles » ne sont pas nouveaux : si le vieillissement, la souffrance,  la guerre, la mort ne sont pas des sujets nouveaux, (pensons entre autres à certaines œuvres  de Jérôme Bosch, Quentin Metsys, Francisco Goya, George Grosz, Zoran Music, Boris Taslitzky …).

C’est le traitement de ces thèmes qui est nouveau. Ainsi, la laideur a donné à voir ce qu’il en est du corps réduit à sa plus simple matière, une matière  lacérée, froissée, malmenée, exposée, torturée, chiffonnée, une matière dénuée de toute transcendance et finalement livrée à elle-même sous les coups du temps, de la violence, de la déshumanisation, de la bestialité, de la maladie.  Certains artistes tels que Andres Serrano, Robert Gober, Christ Ofili, Piero Manzoni, ou Robert Glikorov, n’ont-ils pas donné dans leurs œuvres un rôle inégalé, aux chairs flasques, avachies, dégoulinantes, aux organes ou morceaux de corps, à la viande, mais aussi  à la pilosité,  aux sécrétions, aux viscères , aux déjections.

 

 

 

 

Bibliographie

ADORNO Theodor W., Théorie esthétique, trad. de l’allemand par Marc Jimenez et Eliane Kaufholz,  Paris, Klincksieck, 1995.

ARISTOTE,  La Poétique, 50b 35, trad. R. Dupont-Roc et J. La Ilot, Paris, Seuil, 1980.

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DENIS Maurice, Théories, du symbolisme au classicisme, Paris, Hermann, 1964.

DIDEROT Denis, Pensées sur la peinture, in Œuvres esthétiques, Garnier, 1994.

ECO Umberto, Histoire de la laideur, Paris, Flammarion, 2007.

GAGNEBIN Murielle, Fascination de la laideur, Seyssel, Champ Vallon, 1994..

GILSON Etienne, Introduction aux Arts du beau, Paris, Vrin, 1998.

KANT Emmanuel, Critique de la Faculté de juger, Paris, Vrin, 1989.

LACOSTE Jean, L’Idée du beau, Paris, Bordas, 1986.

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LYOTARD Jean-François, Des Dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1973.

MICHAUD Yves, Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Hachette littérature, coll. Pluriel Arts, 1999.

PASCAL Blaise, Pensées, ed. Brunschvicg, coll. Livre de poche.

PASSERON  René, L’Œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin, 1962.

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PLOTIN, Les Ennéades, I, 6, 1, trad. fr. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1963.

POLIN Raymond, Du laid, du mal, du faux, Paris, P.U.F., 1948.

ROSENKRANZ Karl, Esthétique du laid, trad., Sibylle Muller, Belval, Circé, 2004.

SCARPETTA Guy,  Variations, in Le Dégoût, Paris, Traverses, 1986.



[1] Karl Rosenkranz, Esthétique du laid, trad., Sibylle Muller, Belval, Circé, 2004, p. 42.

[2] Cf. Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, Seyssel, Champ Vallon, 1994,  p.79.

[3] Raymond Polin, Du laid, du mal, du faux, Paris, P.U.F., 1948, p. 14.

[4] Cf. Umberto Eco, Histoire de la laideur, Paris, Flammarion, 2007.

[5] René Passeron, L’Œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin, 1962, p.30.

[6] Theodor W.  Adorno, Théorie esthétique, trad. de l’allemand par Marc Jimenez et Eliane Kaufholz,  Paris, Klincksieck, 1995, p. 75.

[7] Karl Rosenkranz, Esthétique du laid,  op. cit.,  p.127.

[8] Ibid., p.128.

[9] Cf. Karl Rosenkranz, Esthétique du laid,  op. cit., p. 130.

[10] Cf. Karl Rosenkranz, Esthétique du laid,  op. cit., p.127-203.

[11] Karl Rosenkranz,  Esthétique du laid,  op. cit., p.154.

[12] Plotin, Les Ennéades, I, 6, 1, trad. fr. É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1963.

[13]Denis Diderot, Pensées sur la peinture, in Œuvres esthétiques, Garnier, p.760.

[14] Plotin, Les Ennéades I, 6, Du Beau, 1, trad. fr. É. Bréhier, Les Belles Lettres, 1960, p. 96.

[15] Maurice Denis dira qu’un « tableau avant d’être un cheval de bataille ou une femme nue, ou une anecdote est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblé ». Maurice Denis, Théories, du symbolisme au classicisme, Paris, Hermann, 1964, p. 33.

[16] Yves Michaud,  Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Hachette littérature, coll. Pluriel Arts, 1999,  p.33.

[17] Raymond Polin, Du laid, du mal du faux, op. cit., p. 94.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Gilson, Introduction aux Arts du beau, op. cit.,  p. 39.

[21] Ibid., p. 39.

[22] Ibid., p. 44.

[23] Cf. Jean Lacoste, L’Idée du beau, Paris, Bordas, 1986, p. 14-18.

[24] Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau, Paris, Vrin, 1998, p. 28.

[25] Yves Michaud,  Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Hachette littérature, coll. Pluriel  Arts, 1999, p. 36.

[26] Robert  Blanché, Des Catégories esthétiques, Paris, Vrin, 1979, p. 143-144.

[27] Aristote, Poétique, 1448b, op. cit., p.  89.

[28] Blaise Pascal, Pensées, ed. Brunschvicg, n° 134, coll. Livre de poche, p. 65.

[29] Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de juger, § 48, Paris, Vrin, 1989.

[30]Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, Paris, Hermann editeurs des sciences et des arts, 2002, p.55.

[31] Raymond Polin, Du laid, du mal du faux, Paris, P.U.F., 1948, p. 94.

[32] Karl Rosenkranz, Esthétique du laid,  op. cit., p. 42.

[33] Ibid.

[34] Ibid., p. 272.

[35] Ibid.

[36] Raymond Polin, Revue d’Esthétique, juill-déc, 1966, p. 160.

[37] Ibid., p.19.

[38] Jean-François Lyotard, Des Dispositifs pulsionnels, Paris, Galilée, 1973, p. 8-9.

[39] Etienne Gilson, Introduction aux Arts du beaux, Paris, Vrin, 1998, p. 47.

[40] Ibid., p.149.

[41] Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, op. cit., p. 270.

[42] Robert Blanché, Des Catégories esthétiques , op. cit., p. 148.

[43] René Passeron, L’Œuvre Picturale et les fonctions de l’apparence, Paris, Vrin, 1962, p. 30.

 

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