L’histoire de DON JUAN
Il semble que la légende de Don Juan trouve son origine dans des mythes
très anciens et très répandus ; mais le personnage a pu être également inspiré
par des nobles ayant réellement vécu dans l’Espagne de la Renaissance, ainsi que
par un fait divers de l’époque. Il se diffuse ensuite rapidement en Europe, et,
jusqu'aux réécritures (en même temps pâlottes et hardies) de nos jours, se
distingue par un certain nombre d'invariants.
1. L’HISTOIRE DU THÈME
a. Les mythes sous-jacents
- Le séducteur : celui qui, pour une raison
particulière ou par un charme spécial, sait plaire (Orphée chez
les Grecs, etc.)
- Le profanateur : celui qui défie Dieu/les dieux
pour assumer sa liberté et son humanité (Prométhée chez les Grecs,
Adam et Ève chez les Hébreux, Faust, etc.)
b. Des personnages historiques ?
- le Comte de Villamediana,
qui eut un grand nombre de liaisons avec des femmes de toutes conditions, et
périt mystérieusement assassiné ;
- et bien d’autres auxquels l’imagination populaire prêta les aventures
les plus rocambolesques.
c. La cristallisation espagnole
Avant que le personnage reçoive le nom sous lequel il est actuellement
connu et n’affronte son destin classique, trois pièces sont jouées en Espagne
qui mettent en place certains de ses traits :
- Histoire du
Comte Léoncio, jouée en 1615
- L’Infâme, de
Juan de la Cueva (Leucinio)
- La Promesse
accomplie, de Lope de Vega (Leonidio).
Mais ce n’est que vers 1630 que Fray Luis Gabriel Tellez, plus connu
sous le nom de TIRSO de MOLINA (1583-1648), un religieux auteur de trois ou
quatre cents pièces, lui donne son nom et fixe la trame de la légende dans El Burlador de Sevilla (Le Trompeur de
Séville) : Don Juan, un séducteur libertin, tue un Commandeur, père d’une fille
qu’il a séduite; il est ensuite entraîné en Enfer par la statue de ce
Commandeur. Tirso invente également le couple maître-serviteur (Don Juan et
Catalinón, qui deviendra Sganarelle/Leporello). Dans l’esprit de Tirso il s’agit
d’un sermon contre la repentance tardive: il faut expier ses péchés quand il en
est temps.
d. Le mythe européen
Les plus grands auteurs vont ensuite broder sur ce canevas, répandu dans
l’Europe tout entière par les troupes de théâtre ambulantes italiennes. Deux
créateurs exceptionnels lui donnent toute sa stature :
- Molière (1622-1673), dont la pièce, Dom Juan ou le festin de Pierre, date de 1665.
- W. A. Mozart (1756-1791), qui écrit, avec le librettiste italien
Lorenzo da Ponte l’opéra Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni(1786). Cette
œuvre présente Don Juan comme un homme assoiffé de plaisir, que son énergie
vitale débridée entraînera à sa perte.
e. Don Juan aux XIXe et au XXe siècles
Depuis Mozart rares sont les créateurs qui n’ont pas donné leur version
de la légende. Parmi ceux qui l’ont fait, retenons les noms suivants :
- En France
Alexandre Dumas père, Prosper Mérimée, Baudelaire, Edmond Rostand (Ladernière
nuit de Don Juan, 1921, où le personnage damné devient une marionnette), Roger
Vailland (Monsieur Jean, 1959, qui fait du séducteur un grand industriel)
- en Espagne
Azorìn, Zorilla, Miguel de Unamuno, etc.
- dans le
reste de l’Europe Lord Byron, E. T. A. Hoffmann, Lenau, Pouchkine, etc.
- De nos jours
encore de nombreux livres remettent la légende au goût du jour (Jeanne, de
Nicole Avril), Joseph Losey a porté à l’écran l’opéra de Mozart (1979), Martin
Veyron a écrit une bande dessinée (Donc Jean) dont l’action se déroule dans les
milieux de l’art. On peut également, du point de vue du contenu, découper
l’histoire des récits mettant en scène Don Juan en trois périodes : « Il faut
bien distinguer deux phases dans l’histoire du mythe. La première, la baroque,
va de Tirso à Mozart, de la naissance à la maturité parfaite du mythe ;
la seconde, la romantique, partira de cette perfection même,
perfection ouverte et non close, pour essayer de transformer le mythe sans le deformer
», écrit Jean Massin. On peut ajouter une troisième phase, qui naît à la toute
fin du XIXe siècle et se fonde sur une relecture du mythe en tant que mythe, de
même que sur l’idée souvent d’une décadence de Don Juan.
2. LES INVARIANTS
Comme tous les mythes, celui de Don Juan repose sur un certain nombre
d’invariants.
• Un homme nommé Don Juan (ou différentes variantes du prénom “Jean”
dans des versions plus récentes, par exemple “Jeanne” chez Nicole Avril)
• membre de la classe dominante de la société (un grand noble, un grand
patron chez Roger Vailland)
• doté d’une grande vitalité, d’un certain narcissisme et assez sadique
• séduit une multitude de femmes de toutes les classes sociales :
•
des femmes du peuple sont toujours concernées (Charlotte et Mathurine chez
Molière, Zerlina chez Mozart)
•
des fiancées (Zerlina chez Mozart, la fiancée de l’entracte I/II chez Molière,
Dona Anna chez Mozart)
•
une religieuse (chez Lenau, il introduit la luxure dans un monastère par
l’intermédiaire d’une dizaine de filles déguisées en hommes)
• par son charme et la fascination qu’il exerce,
• par le mariage (il est polygame) ou la promesse,
• par le viol, par exemple en se faisant passer, dans l’obscurité, pour
un fiancé (Dona Anna chez Mozart, Isabelle chez Tirso et Lenau).
• Il voyage beaucoup (il est en Sicile chez Molière, revient d’exil chez
Pouchkine ; voyez le catalogue de da Ponte).
• Il offre au moins une fête/un repas/un bal.
• Il est accompagné d’un personnage
• au nom presque toujours différent
• au rôle flou
• qui est plus son double que son serviteur
• et qui tient un catalogue des conquêtes de son maître (pas chez Tirso,
mais dès les années 1650 ; cette liste est évoquée chez Molière ; «mille e tre »
chez Mozart).
• La séduction est pour Don Juan moins un plaisir qu’une forme de
révolte contre l’ordre socialet/ou divin (« Je ne veux plus souffrir de père ni
de maître/Et si les dieux voulaient m’imposer une loi/Je ne voudrais ni Dieu,
père, maître, ni roi » Villiers, 1659).
• Il tue/a tué un Commandeur, père d’une de ses conquêtes ;
• il défie une statue placée sur la tombe de ce dernier, l’invite à
dîner, elle accepte d’un signe de tête ; elle se rend au dîner et invite à son tour Don Juan ; puis
vient le chercher pour l’entraîner en enfer ;
• Don Juan fait face à la damnation et meurt sans se repentir.
• Il est toujours envisagé/présenté par ses auteurs de manière
ambivalente, comme une sorte de monstre, en même temps qu’un personnage
positif, d'où une certaine fascination.
Les différents auteurs jouent sur la présence, l’absence ou la
transformation de ces éléments.
Conclusion : Don Juan, thème littéraire, légende ou
mythe ?
L’histoire de Don Juan est plus qu’un thème littéraire, sinon elle
n’aurait pas eu un tel succès.
Quelle est la différence entre un mythe et une légende ?
Étymologiquement un mythe est un récit, alors qu’une légende est un texte « qui
doit être lu ». L’origine met donc en valeur, dans le cas de la légende,
l’aspect moral, c’est un texte d’enseignement, le sens est le plus important.
Au contraire dans un mythe, c’est le récit plus que sa signification qui
compte. Il exprime des traits saillants de l’esprit humain (« La fonction du
mythe est de nous présenter à l’état pur, incandescent, ce qui s’agite en nous
parmi toutes sortes de scories, de compromissions », écrit Jean Massin). De ce
point de vue, Don Juan est un mythe : son histoire ne peut prétendre être
morale (même si elle fut écrite pour cela au départ), mais elle résume une
tendance de l’esprit humain, la révolte contre l’ordre du monde et la volonté
de lui lancer un défi. Elle se rapproche en cela du mythe de Prométhée, qui
vola le feu aux dieux et en fit cadeau à l’humanité. On peut dire que ces deux
mythes symbolisent la civilisation européenne, qui cherche à s’affranchir de
l’ordre naturel/divin.