
"Le Naufrage de Don Juan" est un tableau d’Eugène Delacroix
datant de 1840 et se trouvant aujourd’hui au Musée du Louvre, Paris.
Delacroix (Charenton-Saint-Maurice 1798 - Paris 1863), est un peintre
français romantique, élève de David et de Guérin, qui marqua son siècle
par la force imaginaire et le lyrisme imprégnant sa peinture. Cette
imposante huile sur toile, de 1,35 m de hauteur et de 1,96 m de
largueur, trouve son inspiration dans le poème inachevé en dix-sept
chants Don Juan du poète britannique Lord Byron. En effet, Delacroix
représente une scène tirée du chant II, dans laquelle le jeune candide
Don Juan est sujet à un naufrage alors qu’il se trouve en partance pour
l’Italie. On peut observer sur le tableau une barque à la dérive au
beau milieu d’une mer houleuse. La scène qui se déroule sous les yeux
des spectateurs est le présage d’un supplice, puisque l’équipage de Don
Juan va désigner un condamné qui sera dévoré. Charles Baudelaire, en
tant qu’ami proche du peintre, citera Delacroix dans son poème « Les
Phares ». Il utilisera dans son poème « Don Juan aux Enfers » un
homonyme du héros de Lord Byron inventé par Molière. Nous nous
demanderons alors comment le tableau Le Naufrage de Don Juan d’Eugène
Delacroix se rapproche de ces deux poèmes in Les Fleurs du Mal (1861)
Don Juan, dans ce tableau, est l'homme au regard perdu, à la proue de la barque.
En ce qui concerne l'influence de Delacroix sur Baudelaire, je vous suggère de vous reporter à la séquence I, sur les Fleurs du mal.
Don Juan aux enfers
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraine
Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
Tandis que Don Luis avec un doigt tremblant
Montrait à tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Près de l'époux perfide et qui fut son amant,
Semblait lui réclamer un suprême sourire
Où brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait à la barre et coupait le flot noir ;
Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
Lexique :
Charon : fils d'Érèbe et de la nuit dans la mythologie
grecque, il accueillait les esprits des morts et les accompagnait jusqu'au
royaume d'Hadès en leur faisant traverser, moyennant une obole, le
Styx et l'Achéron. Il n'acceptait dans sa barque que les esprits
de ceux qui avaient reçu une sépulture : les autres étaient
condamnés à attendre cent ans au bord du Styx.
Enfers : c'est le monde des morts, aussi bien les bons que les
méchants.
Antisthène (v. 444 av. J.-C.-v. 371 av. J.-C.) : philosophe
grec, fondateur de l'école de philosophie connue sous le nom de cynisme.
Après avoir suivi les leçons du sophiste Gorgias, qui influencera
sa dialectique (négation de la possibilité de conceptualisation,
rejet de l'idée de connaissance scientifique), il devient disciple
de Socrate, dont il retient le principe moral : c'est dans la pratique de
la vertu que réside le bonheur de l'Homme. L'Homme libre est celui
qui a su vaincre ses passions.
Antisthène condamne le luxe et le confort de la civilisation, dont
il prône le détachement complet, et exalte les travaux pénibles,
de façon à parvenir à la véritable sagesse.
Son disciple le plus connu, Diogène, illustrera la figure du philosophe
cynique qui agit à sa guise puisqu'il est vertueux.
Personnages qui désignent des personnages de la pièce de
Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre :
- le mendiant fait allusion à un personnage qu'on appelle le pauvre
et auquel Don Juan refuse de donner l'aumône parce qu'il l'a demandé
au nom de Dieu, Don Juan le fait blasphémer, renier sa foi en Dieu.
- Sganarelle : il représente toujours le valet de Don Juan
- Don Luis : père de Don Juan qui maudit son fils parce qu'il a une
vie qui ne lui plaît pas et il est moqué par son fils.
- Elvire : une des femmes de Don Juan qui a été arrachée
de son couvent, elle-même le voulant mais elle a été
abandonnée.
- le grand homme de pierre = statue du commandeur
Vocabulaire :
- rapière (presque familier) = une épée longue et effilée
(privilège des nobles)
- obole = don
- perfide = déloyal
Introduction :
Baudelaire : poète du 19e siècle (1821 - 1867)
Son œuvre majeure sont Les Fleurs du Mal. Le texte que l'on
étudie fait parti de la partie "Spleen et idéal"
(spleen (anglais)= ennui, angoisse), cette partie constitue à la
fois une présentation de lui-même et une réflexion sur
l'homme.
Don Juan a un désir de plénitude. Le poème qui suit,
intitulé L'Homme et la mer parle de l'homme libre et l'idée
de l'infini y est présent, Don Juan a un désir infini de conquérir
les cœurs, ce poème est ténébreux, Don Juan vit
face avec la mort. Deux poèmes après : un poème intitulé
La Beauté où la beauté est froide preque minéral
inaccessible, un peu comme celui de Don Juan. Baudelaire, qui était
un esthète (= personne qui pratique le culte exclusif de la beauté),
un amateur de peinture, rédigeait des critiques esthétiques
sur les tableaux. En écrivant ce poème, il s'est inspiré
de tableaux représentant Don Juan et d'une litographie de Delacroix
: le mythe est également exprimé à travers la peinture.
Le poème que l'on va étudier est constitué de cinq
quatrains en alexandrins.
Commentaire :
On peut remarquer que Don Juan encadre le poème. Il est à
part, on a l'impression qu'il n'a pas peur. Il est présenté
avec son attribut de noblesse. Le mot "calme" et l'expression
"ne daignait rien voir" mettent en évidence l'espèce
de mépris à l'égard de tout ce qui s'est passé
auparavant. C'est un "époux perfide", qui est déloyal.
Ces connotations affectent la grandeur du personnage. On souligne le choix
des verbes d'action qui montrent qu'il est actif : "eut donné",
"descendit". La "rapière" rappelle la hauteur
du personnage. Dans l'expression "regardait le sillage", on peut
comprendre qu'il s'isole, qu'il est au fond de son destin. Cette mise à
l'écart est soulignée par le "mais". Le premier
titre qu'avait donné Baudelaire était L'impénitent,
c'est à dire celui qui ne veut pas se repentir.
Les autres personnnages sont là comme des reproches vivants à
Don Juan. Les personnages sont tous en situation de reprocher des faits
à Don Juan. Ils sont présentés péjorativement,
les femmes sont assimilées à des animaux : le verbe "se
tordaient" fait penser à des serpents. On voit tout de suite
que le shéma femmes blanches et Don Juan noir est cassé. Le
terme "mugissements" fait penser à des bovins, celà
nourrit cette dévalorisation des personnages. Le terme "troupeaux"
est complété par le groupe nominal "victimes offertes",
ce qui connote la passivité, la soumission et ceci est relayé
par le verbe "traînait" au vers 8 qui fait penser à
une espèce de lenteur pour avancer. Au vers 5, le fait d'être
pratiquement nues souligne la situation de victime et leur enlève
leur charme et leur dignité, celà va dans le sens de l'animalisation
(le gérondif "montrant" peut signifier soit qu'elles ont
une impudeur consentie, soit qu'elles sont violées). De plus, ce
vers est mis en tête, ce qui a pour effet de mettre en valeur ce spectacle
pitoyable. La soumission, l'impuissance des femmes est extrêmement
souligné. Le verbe "se tordaient" peut également
connoter que c'est pour l'éternité : figées, le terme
"mugissements" pourrait désigner aussi la plainte de ces
femmes, mais celà ne change rien au problème.
Don Luis a peur de son fils : "doigt tremblant". Il montre
aux morts le comportement de son fils mais son discours est creux, vide,
il n'a pas d'effets, il est donc en situation d'échec. Son fils est
d'ailleurs qualifié par l'adjectif "audacieux". L'injure
faite par son fils est marquée par le terme "railles" :
c'est un vieillard qui n'a plus de prises sur son fils. On peut faire le
parallèle avec Elvire : "doigt tremblant" (Don Luis) //
"frissonnant" (Elvire). Les adjectifs "chaste" et "maigre"
évoquent une certaine fragilité, petitesse, elle attend quelquechose
de Don Juan comme si elle n'avait pas compris et qu'elle en serait encore
amoureuse, comme si elle mendiait quelque chose de quelqu'un qui l'a fait
souffrir. Elvire semble toujours l'aimer, être encore sous son charme
: elle "semblait lui réclamer un suprême sourire"
alors que Don Juan considère que c'est terminé entre eux :
"perfide", Elvire possède donc de la naïveté.
Le grand homme de pierre est rigoureux : "tout droit", "armure",
"coupait le flot noir" (le destin est comme un couperet), il représente
le destin inflexible. Chez Molière, Sganarelle semble sincèrement
malheureux, il avait un lien avec Don Juan, il ne se serait pas permis de
rire de lui, et ici, au contraire, le gérondif "en riant"
souligne davantage ce désir d'argent de Sganarelle, lui qui avait
si peur de Don Juan a une espèce de rire qui méprise celui
qui est mort, il s'en moque, il a quelquechose d'un petit peu lâche.
Conclusion :
Ce tableau est ambigu : il nous rappelle la perfidie, l'insolence, le
sadisme à l'égard de cette femme mais il garde une dimension
mythique et reste un héros. Les victimes sont peut-être trop
humaines alors que Don Juan rejoint la catégorie de la statue de
pierre. Don Juan rentre dans un éternel temps infini, il reste au
dessus des autres hommes. Il est capable d'affronter son destin. Il campe
dans une attitude de celui qui refuse de se repentir devant Dieu. Les deux
derniers vers sont comme la matérialisation de ce défi. Au-delà
de la mort, Don Juan continue d'avancer.
Source : http://mael.monnier.free.fr/bac_francais/mythe/4.htm