« Dom juan ou le Festin de Pierre » Entretien du magazine « L'école des Lettres » avec Jacques Lassalle:
L'école des Lettres : Vous montez prochainement Dom Juan de Molière à la Comédie-Française, après l'y avoir présenté en octobre 1993, l'année où il enflammait la Cour d'honneur du Palais des papes à Avignon. Quel sentiment éprouvez-vous à cette reprise? Jacques Lassalle : Je me sens très rassuré. Il est très rassurant de vérifier qu'on change. Il faut me souvenir du spectacle de 1993 puisque nous en reprenons l'essentiel pour la scénographie. Il faut vivre concrètement le fixe et le mouvement, le permanent et le changeant. Cette dynamique dit l'immensité de l'œuvre: sur la page un texte se fixe pour l'éternité, sur la scène on n'en joue que les variations. L'école des Lettres : Quelques précisions sur ces variations...: Jacques Lassalle : Neuf ans ont passé. C'est trop pour reconduire exactement. Pas assez pour bouleverser de fond en comble. Le travail oscillera donc entre mémoire et découverte. Le dispositif scénique restera pour l'essentiel le même: la cage de scène aménagée en un vaste tombeau de bois annonce encore une fois, une mort programmée. Des rideaux de velours écarlates, surgis depuis les cintres ou les trappes, disparus, revenus en d'autres drapés et arrangements, continueront à figurer le ciel, nuées, mer plage, forêts, trouées, fondrières, demeures, alcôves, parcs, rues et allées, bref l'illimité du théâtre dans l'illimité des métamorphoses. Les costumes, à quelques retouches près, justifiées pas la venue de nouveaux interprètes, seront identiques à ceux de 1993. Pourrin et Vélasquez, peintres de cour et de mythologie, les auront inspirés. L'école des Lettres : Puisque vous avez invoqué l' « illimité des métamorphoses théâtrales », comment se manifeste-t-il selon vous, dans la pièce de Dom Juan et chez son personnage éponyme? A l'époque de Molière, dans vos mises en scène de 1993 et 2002? Jacques Lassalle: J'ai mis très longtemps à accepter que l'accès à la théâtralité passe nécessairement pas le mensonge. Or, tout au théâtre est signe, décor, déplacement, code, et le vrai ne s'atteint que par le faux donné comme tel. Le baroque est une reconstruction absolue de la réalité, dynamique, toujours en mouvement. Dans la pièce de Dom juan je préserve la modernité d'une structure éclatée, la narrativité du fragment discontinu, et je consens, chaque fois qu'il le faut, et à la machinerie et à l'aspect composite de l'œuvre. Le relais de la pièce à machines est obligé: le Ciel, la terre, les apparitions et les disparitions, les spectres, la statue du Commandeur... toute une machinerie est nécessaire, celle-là même qu'évoque Sabbattini à propos des décors au XVIèmesiècle ou Laurent et Mahelot à propos des machinistes de l'Hôtel de Bourgogne. C'est une mode, tout comme le thème de la pièce au moment où Molière y pense […]. L'aspect à proprement parler formel de la pièce est composite: Molière emprunte aux italiens l'aspect farcesque, voire carnavalesque de Sganarelle et la grande comédie dite de caractère s'incarne dans Dom juan. Mais le dramaturge n'oublie pas pour autant la comédie héroïque: je pense à la famille de Done Elvire, à la geste que jouent non seulement Dona Elvire mais aussi Dom Carlos, Dom Alonse, et à la présence par leur truchement de la grande tradition aristocratique quasi médiévale et de toutes les valeurs qui sont mortes probablement sous Louis XII et sous la Fronde. L'admirable Dom Carlos vit comme une fatalité terrible le fait d'être né de sang noble et d'avoir à en assumer les responsabilités et les charges tandis que Dom Alonse se montre implacable, quasi fasciste. L'orgueil de cette caste, de cet emportement anime la Done Elvire de la première scène dans sa passion charnelle. La pièce hybride donc a d'ailleurs été fabriquée à la hâte, en quinze jours, pour pallier le déficit financier causé par l'interdiction du Tartuffe... Pour ma part, je pense que, si Molière a réalisé rapidement ce spectacle, il y pensait depuis au moins un an. L'ecole des Lettres :Vous avez prononcé le mot « interdiction » à propos du Tartuffe, mais le Dom Juan de 1965 fut censuré. Jacques Lassalle: Oui, Dom juan s'est joué très peu de temps. Le responsable de son interdiction du Tartuffe: l'archevêque de Paris, hardouin de Péréfixe. La pièce est plus scandaleuse encore que le Tartuffe. Pour sauver le Tartuffe, Molière a dit que la pièce ne faisait pas le procès des dévots mais des faux dévots, pas de religion mais du mauvais usage de la religion. Mais comme, au premier degré, Don Juan moque et nie radicalement le Ciel, que dire? Molière est un auteur censuré et masqué. Certes il aime beaucoup le roi et le roi l'a fait: le Tartuffe est une des ses commandes, l'Écoledes femmes, le Misanthrope, Dom Juan sont des commandes. Dans Dom Juan il s'agit de faire la satire de ces jeunes nobles oisifs et implacable qui narguent tout, religion, femme, morale, mais, comme souvent chez Molière, la cible est très souvent dépassée et la commande devient une œuvre dangereusetout d'abord pour celui qui l'exécute. Louis XIV n'a autorisé le Tartuffe qu'en 1669 et dès ce moment a préféré Lully à Molière. Le roi aime danser, la fête, les fastes, être flatté et il accepte de moins en moins que la littérature et le théâtre soient le lieu de conflits et de débats et mettent en question le pouvoir. Il abandonne Molière. L'école des Lettres : Dom Juan, au premier degré, moque et nie radicalement le Ciel. Dans votre mise en scène de 1993, Dom Juan lançait un défi à Dieu, autrement dit, il ne le niait pas et même l'appelait à se manifester. Pourquoi Dom Juan change-t-il d'attitude en 2002? Jacques Lassalle: Molière est, je crois, fondamentalement un athée, un athée matérialiste. Dom Juan exprime l'opinion de Molière, rationaliste. Il fait explicitement le procès de la religion sur un mode sarcastique qu'aggrave Sganarelle, pour lequel la religion est misérable superstition de lâches et d'opportuns. L'attaque contre la religion est celle de l'athée matérialiste, du traducteur de Lucrèce, celle de l'élève de Gassendi. Il faut reconnaître Molière: Alceste (personnage principal du misanthrope dit la pensée de Molière sur les sentiments et le morale, la vie en société et l'amour, et Don Juan la dit que la métaphysique et la politique. En 1993, j'ai choisi pour jouer Don Juan Andrzej Seweryn, un polonais croyant et de fait j'ai privilégié une lecture pascalienne de l'œuvre. Don Juan apostrophait le Ciel et le défiait: « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé; alors déclare-toi!... » une lecture se souvenait de Louis Jouvet qui avait fait de Don Juan une grande pièce métaphysique où dominaient l'effroi devant la mort à venir et l'infini questionnement sur l'après. Dix ans plus tard, le Don Juan d'Andrzej Seweryn demeure polonais. Don Juan est rescapé d'une traversée du siècle continûment absurde autant que tragique, et infatigable interlocuteur d'un ciel silencieux autant qu'apostolique et romain. Mais je dis que Don Juan est dans une sereine et tranquille détermination d'athée, d'impie, de libertin et d'étrange méchanceté. Fondamentalement je pense que Dom Juan est l'impitoyable et sarcastique procès de la croyance. Ce discours ô combien épuré au XVIIème siècle est un discours impensable, interdit. L 'école des Lettres : Dom Juan est donc indifférent à toute métaphysique?: Jacques Lassalle: Don Juan est celui qui abîme, dégrade, déstabilise. Il faut prendre une femme le jour de ses noces. Dom Juan persifle, transgresse, met du désordre. Le pari pascalien, l'espèce de doute et l'espoir radical d'un humanisme et d'une transcendance persistent, mais énoncés par d'autres que Dom Juan, par le regard porté sur la pièce et le regard porté sur Dom Juan. Comme si Dom Juan, pour l'essentiel chez Vila, était déjà un personnage du siècle des Lumières, totalement positivé... Je ne positive pas. Don Juan est une créature qui effraie son créateur autant que Médée a probablement effrayé Euripide et que richard III ou Titus Andronicus ont effrayé Shakespeare. Il le fascine et le révulse. Je crois qu'à défaut de faire croire au Ciel Don Juan fait croire à l'Enfer. Reste sa mystrérieuse méchanceté. Quelle était l'intention de Molière? Car les moyens dont Dom Juan dispose pour se sauver sont rares: son courage physique qu'il a reçu à sa naissance de son père, Dom Luis Tenorio, et, quasi congénitale à cette grande dynastie aristocratique espagnole, une noblesse de pensée et de comportement. |
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