Texte 1 : Dom Juan, acte I,
scène 1.
Dom Juan
Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend,
qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour
personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être
fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa
jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux !
Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes
les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la
première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont
toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et
je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau
être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire
injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes,
et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi
qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois
d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix
mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des
charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On
goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune
beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par
des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui
a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances
qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la
mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est
maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le
beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un
tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter
à notre coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est
rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai
sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire
en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien
qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un coeur à
aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût
d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Texte 2 : Dom Juan, acte III, scène 2
Dom Juan, Sganarelle, un pauvre
Sganarelle
Enseignez−nous un peu le chemin qui mène à la ville.
Le pauvre.
Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite
quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez
vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici
autour.
Dom Juan
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.
Le pauvre
Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Dom Juan
Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Le pauvre
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix
ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de
biens.
Dom
Juan
Eh ! prie−le qu'il te donne un habit, sans te
mettre en peine des affaires des autres.
Sganarelle
Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux
sont quatre et en quatre et quatre sont huit.
Dom Juan
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
Le pauvre
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me
donnent quelque chose.
Dom Juan
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le pauvre
Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
Dom Juan
Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer
d'être bien dans ses affaires.
Le pauvre
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à
me mettre sous les dents.
Dom Juan
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah !
ah ! je m'en vais te donner un louis d'or [tout à l'heure, pourvu que tu
veuilles jurer.
Le pauvre
Ah ! Monsieur, voudriez−vous que je commisse un tel péché ?
Dom Juan
Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te
donne, si tu jures ; tiens, il faut jurer.
Le pauvre
Monsieur !
Dom Juan
A moins de cela, tu ne l'auras pas.
Sganarelle
Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
Dom Juan
Prends, le voilà ; prends, te dis−je, mais jure donc.
Le pauvre !
Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
Dom
Juan
Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.
Texte 3 : Dom Juan, acte V, scène 2
Dom Juan, Sganarelle
Sganarelle
Ah ! Monsieur, que j'ai de joie de vous voir
converti ! Il y a longtemps que j'attendois cela, et voilà, grâce au Ciel,
tous mes souhaits accomplis.
Dom Juan
La peste le benêt !
Sganarelle
Comment, le benêt ?
Dom Juan
Quoi ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois
que ma bouche était d'accord avec mon coeur ?
Sganarelle
Quoi ? ce n'est pas... Vous ne... Votre... Oh ! quel homme !
quel homme ! quel homme !
Dom Juan
Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.
Sganarelle
Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de
cette statue mouvante et parlante ?
Dom Juan
Il y a bien quelque
chose là dedans que je ne comprends pas ; mais quoi que ce puisse être,
cela n'est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d'ébranler mon
âme ; et si j'ai dit que je voulais corriger ma conduite et me jeter dans
un train de vie exemplaire, c'est un dessein que j'ai formé par pure politique,
un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour
ménager un père dont j'ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes,
de cent fâcheuses aventures qui pourraient m'arriver. Je veux bien, Sganarelle,
t'en faire confidence, et je suis bien aise d'avoir un témoin du fond de mon
âme et des véritables motifs qui m'obligent à faire les choses.
Sganarelle
Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous
ériger en homme de bien ?
Dom Juan
Et pourquoi
non ? Il y en a tant d'autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et
qui se servent du même masque pour abuser le monde !
Sganarelle
Ah ! quel homme ! quel homme !
Dom Juan
Il n'y a plus de
honte maintenant à cela : l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les
vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le
meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la
profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui
l'imposture est toujours respectée ; et quoiqu'on la découvre, on n'ose
rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la
censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais
l'hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le
monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de
grimaces ; une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque
un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l'on sait même agir de
bonne foi là−dessus, et que chacun connaît pour être véritablement
touchés ; ceux−là, dis−je, sont toujours les dupes des autres ; ils
donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les
singes de leurs actions. Combien crois−tu que j'en connaisse qui, par ce
stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se
sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté,
ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? On a beau
savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu'ils sont, ils ne laissent
pas pour cela d'être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de
tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde
tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri favorable que je veux me
sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces
habitudes ; mais j'aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit.
Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts
à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin
c'est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je
m'érigerai en censeur des actions d'autrui, jugerai mal de tout le monde, et
n'aurai bonne opinion que de moi. Dès qu'une fois on m'aura choqué tant soit
peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine
irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte
commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d'impiété, et saurai
déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause,
crieront en public contre eux, qui les accableront d'injures, et les damneront
hautement de leur autorité privée. C'est ainsi qu'il faut profiter des
faiblesses des hommes, et qu'un sage esprit s'accommode aux vices de son
siècle.
Texte 4 : Dom
Juan, acte V, scènes 5 et 6 Vous trouverez, en bas de cette page en pièces jointes, cinq lectures analytiques de cette scène proposées par vos deux classes, après un travail en groupes de 1ère S2 et 1ère s3.
Dom Juan, un Spectre, en femme voilée,
Sganarelle
Le Spectre
Dom Juan n'a plus qu'un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du
Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.
Sganarelle
Entendez−vous, Monsieur ?
Dom Juan
Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.
Sganarelle
Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.
Dom Juan
Spectre, fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c'est. (Le Spectre change de figure et représente le
Temps avec sa faux à la main.)
Sganarelle
O ciel ! voyez−vous, Monsieur, ce changement de figure ?
Dom Juan
Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux
éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit. (Le Spectre s'envole
dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)
Sganarelle
Ah ! Monsieur, rendez−vous à tant de preuves, et jetez−vous vite dans
le repentir.
Dom Juan
Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me
repentir. Allons, suis−moi.
Scène VI
La Statue, Dom Juan, Sganarelle
La Statue
Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec
moi.
Dom Juan
Oui. Où faut−il aller ?
La Statue
Donnez−moi la main.
Dom Juan
La voilà.
La Statue
Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces
du Ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.
Dom Juan
O Ciel ! que
sens−je ? un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps
devient un brasier ardent. Ah ! (Le
tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur dom Juan ; la
terre s'ouvre et l'abîme ; et il sort de grands feux de l'endroit où il
est tombé.)
Sganarelle
Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun
satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées,
parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est
content ; il n'y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d'années de
service, n'ai point d'autre récompense que de voir à mes yeux l'impiété de mon
maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! mes
gages ! mes gages !