Les allusions à la France occupée
Les références à l’œuvre renvoient à l’édition d’Antigone aux éditions de La Table Ronde.
Antigone d’Anouilh fut composée en
1942 et jouée pour la première fois en 1944 dans un Paris occupée.
Relisant la version de Sophocle pendant la guerre, l’écrivain eut « un
choc soudain (…) le jour des petites affiches rouges. » Il se mit donc à
ré-écrire la pièce « avec la résonance de la tragédie que nous étions
alors en train de vivre. »
Nous étudierons ici les allusions à la Seconde guerre
Mondiale dans la grande scène centrale qui met en scène Antigone
résistant au pouvoir incarné par Créon.
1) Une certaine image de la Résistance
La scène s’ouvre sur un interrogatoire (p.64) au cours
duquel Créon tente de sauver Antigone de l’arrêt de mort qui condamne
tout opposant à l’interdiction d’enterrer Polynice :
Créon
Avais-tu parlé de ton projet à quelqu’un ?
Antigone
Non.
Créon
As-tu rencontré quelqu’un sur ta route ?
Antigone
Non, personne.
Créon
Tu en es bien sûr ?
Antigone
Oui.
Créon
Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher,
dire que tu es malade, que tu n’es pas sortie depuis hier. Ta nourrice
dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes. »
Ce dialogue peut faire penser à l’interrogatoire que
subit le résistant dont on tente de sauver la vie, à la condition qu’il
renonce à son acte. Créon y revient un peu plus tard dans la même scène
p. 70-71. Ces éléments nous permettent de définir ce que l’on entend par
réécriture. Dans la pièce d’Anouilh, la réécriture d’un mythe tragique
passe le regard de l’écrivain sur cette tragédie inhumaine qu’est la
guerre. Celle-ci donne un autre visage à l’héroïne mythique. Dans
l’œuvre de Sophocle, Antigone était conduite par sa foi religieuse ;
celle d’Anouilh a des accents patriotiques. : « Il faut faire ce que
l’on peut. » dit-elle (p.71). C’est comme un cri de ralliement de la
Résistance. A partir de cet instant dramatique, l’image de la
Résistance, d’une Antigone résistant au pouvoir établi, est clairement
valorisée. Certes, cette résistance est faite de blessures, de
meurtrissures et d’effroi, mais elle triomphe :
« Pauvre Créon ! Avec mes ongles
cassés et pleins de terre et les bleus que tes gardes m’ont faits aux
bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine. (p.80)
Là aussi, nous pouvons lire un message encourageant à la
Résistance. C’est ce qui fait qu’Antigone reste un personnage
tragique : elle est engagée dans un destin tout tracé et qui la dépasse,
mais sa lutte ne cessera pas, dût-elle en mourir. Suivre son destin, ce
n’est plus obéir aux dieux grecs, c’est affronter un phénomène qui
comme les dieux dépasse l’humain, le contraint à une destinée tragique
en entraînant et en divisant tout un peuple, pris sous le joug de la
tyrannie guerrière.
Il y a dans le texte d’Anouilh des allusions très
claires à la torture p74-75. Dans ces répliques, le discours de Créon
mêle le ton de l’interrogatoire aux menaces et à la description de
cruelles tortures :
« Si j’étais une bonne brute
ordinaire de tyran, il y aurait longtemps qu’on t’aurait arraché la
langue, tiré les membres aux tenailles, ou jetée dans un trou. »
L’ordre dans lequel les tortures sont mentionnées n’est
pas anodin : elles visent à empêcher de communiquer par la parole,
d’agir avec le corps, puis d’être « jetée dans un trou », lui qui refuse
d’enterrer Polynice. L’expression « jeter dans un trou » évoque bien le
mépris pour une multitude de morts anonymes, ceux qui périssent au sein
de la Résistance, et les autres.
Si cette guerre est bien une tragédie comme le dit
Anouilh, la réécriture d’un mythe antique peut-elle cependant lui donner
un sens ?
2) Le monde est absurde
La guerre est inhumaine, c’est pour cela que l’héroïne tragique est de taille à s’y confronter. Créon le reconnaît (p. 68) :
« Le malheur humain, c’était trop
peu. L’humain vous gêne aux entournures dans la famille. Il vous faut un
tête-à-tête avec le destin et la mort. »
L’expression populaire « gêner aux entournures » permet
de situer la tragédie dans un contexte contemporain à celui de l’auteur.
La tragédie n’est pas l’apanage de l’Antiquité. Elle peut s’exprimer et
se dérouler de nos jours.
La guerre est aussi ce qui donne au monde un sens
absurde. Créon l’affirme un peu plus bas (p.69). La notion d’absurde est
contemporaine à la rédaction d’Antigone : Camus l’exprime dans Le mythe de Sisyphe
en 1942. Cette notion souligne notamment « la dénonciation de l’absurde
de la société », mais pas exclusivement, cette notion possédant bien
d’autres aspects plus complexes (voir Le dictionnaire du Littéraire
de Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, PUF, 2001).
Le terme même d’absurde revient un peu plus tard dans la pièce pour
qualifier l’absurdité des funérailles religieuses : de l’Antigone de
Sophocle à celle d’Anouilh, les valeurs ont changé, et c’est la société
elle-même qui est remise en cause. L’ordre du monde est tout à la fois
tragique et absurde. D’où la métaphore du bateau : le monde -sous
entendu en guerre - est comme un bateau qui prend l’eau (voir p.81). Et
là encore, c’est l’absurdité et l’incompréhension qui règnent :
« Cela prend l’eau de toutes parts » etc.
Chaque élément de cette métaphore, filée sur plusieurs lignes, exprime que le monde n’est qu’un désastre « plein de crimes, de bêtise, de misère… »Ceux qui en sont à la tête « ballote[ent] », ceux doivent obéir ne veulent « plus rien faire ». C’est un monde divisé et en ruine qu’expose la métaphore du bateau. L’issu du naufrage est bien celui d’une tragédie funeste :
« toutes ces brutes vont crever
toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur
précieuse peau et à leurs petites affaires. »