le Misanthrope de Molière, la révolte contre l'hypocrisie, ce "mal nécessaire"


Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux est une comédie de Molière en cinq actes (comportant respectivement 3, 6, 5, 4 et 4 scènes) et en vers (1808 alexandrins) jouée pour la première fois le 4 juin 1666 au Théâtre du Palais-Royal. Elle est inspirée du Dyscolos de Ménandre.


Résumé
Alceste hait l'humanité tout entière, y dénonce l'hypocrisie, la couardise et la compromission. Mais il aime pourtant Célimène, coquette et médisante. Le vertueux se lance ainsi dans des combats perdus d'avance qui l'acculent à la fuite… Molière y critique les mœurs de la cour, l'hypocrisie qui règne dans cette société du paraître, où les comportements frisent la parodie.


Voyez une partie de l'extrait tel que représenté par l'excellent Stéphane Braunschweig en 2003 au Théâtre National de Strasbourg. Observez comme la décor met l'accent sur le thème de l'image sociale que chacun façonne : un miroir renvoie leur image aux spectateurs eux-mêmes, comme pour souligner leur narcissisme, qui est un thème central de la pièce.


la pièce dans son intégralité



Molière, le Misanthrope, acte I, scène 1, extrait.

 

 

Philinte

Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,

Il faut bien le payer de la même monnoie,

Répondre, comme on peut, à ses empressements,

Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

 

Alceste

Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;

Et je ne hais rien tant que les contorsions

De tous ces grands faiseurs de protestations,

Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,

Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,

Qui de civilités avec tous font combat,

Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.

Quel avantage a−t−on qu'un homme vous caresse,

Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,

Et vous fasse de vous un éloge éclatant,

Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?

Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située

Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;

Et la plus glorieuse a des régals peu chers,

Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :

Sur quelque préférence une estime se fonde,

Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.

Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,

Morbleu ! vous n'êtes pas pour être de mes gens ;

Je refuse d'un coeur la vaste complaisance

Qui ne fait de mérite aucune différence ;

Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,

L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.

 

Philinte

Mais quand on est du monde, il faut bien que l'on rende

Quelques dehors civils que l'usage demande.

 

Alceste

Non, vous dis−je, on devroit châtier, sans pitié,

Ce commerce honteux de semblants d'amitié.

Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre

Le fond de notre coeur dans nos discours se montre,

Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments

Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

 

Philinte

Il est bien des endroits où la pleine franchise

Deviendroit ridicule et seroit peu permise ;

Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,

Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.

(…)

 

Alceste

Oui.

(…)

Et je vais n'épargner personne sur ce point.

Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville

Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile :

J'entre en une humeur noire, et un chagrin profond,

Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;

Je ne trouve partout que lâche flatterie,

Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;

Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein

Est de rompre en visière à tout le genre humain.

 

Philinte

Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,

Je ris des noirs accès où je vous envisage,

Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,

Ces deux frères que peint l'Ecole des maris,

Dont...

 

Alceste

Mon Dieu ! laissons là vos comparaisons fades.

 

Philinte

Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.

Le monde par vos soins ne se changera pas ;

Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas,

Je vous dirai tout franc que cette maladie,

Partout où vous allez, donne la comédie,

Et qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps

Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

 

Alceste

Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c'est ce que je demande,

Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande :

Tous les hommes me sont à tel point odieux,

Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.

 

Philinte

Vous voulez un grand mal à la nature humaine !

Alceste

Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.

 

Philinte

Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

Seront enveloppés dans cette aversion ?

Encore en est−il bien, dans le siècle où nous sommes...

 

Alceste

Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :

Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,

Et les autres, pour être aux méchants complaisants,

Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses

Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

De cette complaisance on voit l'injuste excès

Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès,

(…) 

Nommez−le fourbe, infâme, et scélérat maudit,

Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.

Cependant sa grimace est partout bienvenue :

On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;

Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,

Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.

Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,

De voir qu'avec le vice on garde des mesures ;

Et parfois il me prend des mouvements soudains

De fuir dans un désert l'approche des humains.

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