lectures analytiques - partie "exposé" de l'épreuve

Texte 1 : Dom Juan, acte I, scène 2.  

Dom Juan


Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.


POUR L'ENTRETIEN : 


Sur les mises en scènes de Dom Juan : 
Dom Juan mis en scène par Marcel Bluwal : film intégral et commentaire. 
Dom Juan mis en scène par Daniel Mesguich : corrigé des questions sur la mise en scène : zdc_domjuan_mesguich.pdf 




 Texte 1 : Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897


Cyrano, Cadet de Gascogne (section de l'armée située en Gasgogne, dans le sud-ouest de la France) fier combattant terriblement complexé par son physique (il a un nez… fort long)  est fou amoureux de sa cousine Roxanne, qui vient de lui avouer sa flamme pour Christian, qui doit justement intégrer les Cadets de Gascogne lors d’un entretien lors duquel Cyrano comptait avouer son amour à sa cousine. Après son entrevue affreusement décevante avec Roxane dans la rôtisserie de Ragueneau, Cyrano reçoit d’une façon peu hospitalière les Cadets de Gascogne et toute une foule d'admirateurs ayant entendu parler du combat de la Porte de Nesle (Cyrano a protégé son ami Lignière en combattant cent ennemis à l’épée, envoyés par De Guiche). C’est alors qu’apparaît De Guiche, rival de Cyrano, lui aussi amoureux de Roxanne, et neveu de Richelieu. Il est venu proposer à Cyrano  qu’il devienne son poète ou celui de son oncle. De Guiche, annonçant que c'est lui qui avait posté les cent spadassins pour tuer Lignière, devient un ennemi. Voyant la tension monter, les admirateurs se retirent. Il ne reste alors plus, dans la rôtisserie, que les Cadets, Cyrano et Le Bret.

 Retrouvez cet extrait tel qu'interprété dans l'adaptation cinématographique (de 1990, géniale) de Jean-Paul Rappeneau, avec Gérard Depardieu dans le rôle éponyme : 


La même scène, mais en espagnol :




LE BRET


Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire...


CYRANO


Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...
Non, merci ! D'une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S'aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : "Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François" ?...
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu'un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !


LE BRET


Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable
As-tu donc contracté la manie effroyable
De te faire toujours, partout, des ennemis ?


CYRANO


À force de vous voir vous faire des amis,
Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
D'une bouche empruntée au derrière des poules !
J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !

 

                                                Acte I, scène VII






 



Texte 2 : Jean ANOUILH, Antigone, 1944


Antigone est la fille d'Oedipe et de Jocaste souverains de Thèbes. Après le suicide de Jocaste et l'exil d'Œdipe, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice se sont entretués pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste est – à ce titre – le nouveau roi et a décidé de n'offrir de sépulture qu'à Étéocle et non à Polynice, qualifié de voyou et de traître. Il avertit par un édit que quiconque osera enterrer le corps du renégat sera puni de mort. Personne n'ose braver l'interdit et le cadavre de Polynice est abandonné à la chaleur et aux charognards.

Seule Antigone refuse cette situation. Malgré l'interdiction de son oncle, elle se rend plusieurs fois auprès du corps de son frère et tente de le recouvrir avec de la terre. Ismène sa sœur, ne veut pas l'accompagner car elle a peur de Créon et de la mort.

Antigone est prise sur le fait par les gardes du roi. Créon est obligé d'appliquer la sentence de mort à Antigone. Après un long débat avec son oncle sur le but de l'existence, celle-ci est condamnée à être enterrée vivante Mais au moment où le tombeau va être scellé, Créon apprend que son fils, Hémon fiancé d'Antigone, s'est laissé enfermer auprès de celle qu'il aime. Lorsque l'on rouvre le tombeau, Antigone s'est pendue avec sa ceinture et Hémon, crachant au visage de son père, s'ouvre le ventre avec son épée. Désespérée par la disparition du fils qu'elle adorait, Eurydice la femme de Créon, se tranche la gorge.


Dans l'extrait que vous trouverez en lecture complémentaire. Créon essaie de convaincre sa niece d’oublier son combat et de trouver le Bonheur, un Bonheur simple, en épousant Hémon.


Retrouvez cet extrait dans la mise en scène suivante, à1:20:14.



Dans cet extrait, Créon, à bout de force devant l'obstination et l'accusation de lâcheté proférée par Antigone, tente de justifier sa décision en lui exposant les contraintes liées au métier de roi.



Retrouvez cet extrait dans la mise en scène suivante, à 1:08:39



Théâtre Marigny, 2003
Mise en scène de Nicolas Briançon, décors de Pierre-Yves Leprince, costumes de Sylvie Poulet
Avec Barbara Schulz (Antigone), Robert Hossein (Créon), Elsa Mollien (Ismène), Julien Mulot (Hémon), Julie Kapour (la nourrice), Bernard Dhéran (le chœur), Pierre Dourlens (le premier garde), Bruno Henry (le messager), Claudia Fanni (le page), Dominique Roncero et David Loyola (les gardes).


CRÉON. − [...] Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.


ANTIGONE, murmure, le regard perdu.− Le bonheur…


CRÉON, a un peu honte soudain. − Un pauvre mot, hein?


ANTIGONE. − Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il quelle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?


CRÉON, hausse les épaules. − Tu es folle, tais-toi.


ANTIGONE. − Non, je ne me tairai pas! Je veux savoir comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.


CRÉON. − Tu aimes Hémon ?


ANTIGONE. −  Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire «oui», lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.


CRÉON. − Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.


ANTIGONE. − Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.


CRÉON, la secoue. − Te tairas-tu, enfin ?


ANTIGONE. − Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.


CRÉON. − Le tien et le mien, oui, imbécile !


ANTIGONE. − Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, et que ce soit entier ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite ou mourir.


CRÉON. − Allez, commence, commence, comme ton père !


ANTIGONE. − Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !


CRÉON. − Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.


ANTIGONE. − Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah ! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l'œil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !

                                                       


                                                                                                                                            Jean ANOUILH, Antigone (1944).




Texte 3 : Rhinocéros de Ionesco, monologue final. La révolte ?...

Rhinocéros d'Eugène Ionesco est une pièce de théâtre en quatre tableaux pour trois actes (le deuxième est divisé en deux tableaux), en prose, créée dans une traduction allemande au Schauspielhaus (de) de Düsseldorf le 6 novembre 1959, publiée en français à Paris chez Gallimard la même année puis créée dans sa version française à Paris à l'Odéon-Théâtre de France le 22 janvier 1960 dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault et des décors de Jacques Noël.

Pièce emblématique du théâtre de l'absurde au même titre que La Cantatrice chauve, la pièce dépeint une épidémie imaginaire de « rhinocérite », maladie qui effraie tous les habitants d'une ville et les transforme bientôt tous en rhinocéros.

Cette pièce est généralement interprétée comme une métaphore de la montée des totalitarismes à l'aube de la Seconde Guerre mondiale et aborde les thèmes du conformisme et de la résistance (au pouvoir politique, a priori illégitime).

Il s'agit d'une fable dont l'interprétation reste ouverte. Beaucoup y voient la dénonciation des régimes totalitaires (nazisme, stalinisme et autres) et celle du comportement grégaire de la foule qui suit sans résister. Ionesco dénoncerait ainsi plus particulièrement l'attitude des Français aux premières heures de l'Occupation, mais aussi le fait que tous les totalitarismes se confondent pour "attenter" à la condition humaine et transformer en monstre le meilleur des hommes, l'intellectuel (comme « le Logicien ») ou celui qui est épris d'ordre, comme Jean. Bérenger, dont le spectateur découvre la mutation tout au long de la pièce est le seul à résister face à l'épidémie de « rhinocérite ». C'est le seul qui semble avoir des réactions "normales" face à cette épidémie : « Un homme qui devient rhinocéros, c'est indiscutablement anormal ». Il est censé représenter la résistance à l'occupant qui, petit à petit, s'est formée au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ionesco utilise, dans son œuvre, l'absurde et le comique, pour accentuer son propos.

Il s'agit d'une satire des comportements humains et du caractère influençable de l’homme confronté à la montée d’une idéologie :

Il apparaît d’abord qu’un phénomène minoritaire mais violent entraîne l’incrédulité des habitants qui le rejettent dans un premier temps ; cependant ce rejet est suivi d’une indifférence lorsque le phénomène s’amplifie, les individus commençant à s’accoutumer à ce qui les repoussait (le peuple reste passif devant sa montée en puissance).

Dans un deuxième temps, un basculement important s’opère lorsque le mouvement s’étend et rallie de plus en plus de personnes ; Ionesco souligne bien la capacité pour un tel phénomène à rassembler des gens différents autour d’un thème central (ici « l’état sauvage ») et le fait qu’il profite des frustrations et autres déceptions de chacun.

Enfin, une fois le phénomène largement étendu, l’auteur évoque le caractère uniforme de la situation, la “masse" ayant adhéré en totalité, et il ne reste alors qu’une seule personne, celle dont auparavant on raillait la rêverie et l’inaction, pour résister et même s’opposer lucidement à la folie collective.

 

Dans cet extrait, Bérenger, personnage marginal, est le dernier homme encore non atteint de rhinocérite. On peut y voir une figure de résistant. Mais cette interprétation n'est qu'à moitié acceptable, car, comme on le voit dans cet extrait, il voudrait devenir rhinocéros, comme les autres, mais n'y parvient pas. C'est plus par incapacité que par volonté qu'il devient un héros malgré lui.


Ionesco, Rhinocéros, monologue final.




 Bérenger est désormais seul sur scène : il est le dernier personnage à ne pas avoir subi la métamorphose. La pièce se clôt donc sur un monologue final de Bérenger, dans sa chambre, où il semble reclus, cerné par les rhinocéros. Ce monologue a commencé un peu plus haut dans la pièce, après le départ de Daisy ; Bérenger compare alors les tableaux représentant des hommes et les têtes de rhinocéros présentes au fond de la scène. Comment, par ce monologue, se dénoue la farce tragique qu'est Rhinocéros?

Les habitants d'une petite ville, atteints de « rhinocérite », se sont tous transformés en rhinocéros ; seul Bérenger, incarnation symbolique du « résistant », refuse cette situation. En proie au doute, il se demande s'il ne va pas à son tour être gagné par l'inquiétant conformisme de la « rhinocérite ».
 


Bérenger, se regardant toujours dans la glace.
Ce n’est tout de même pas si vilain que ça un homme. Et pourtant, je ne suis pas parmi les plus beaux ! (Il se retourne.) Daisy ! Daisy ! Où es-tu, Daisy ? Tu ne vas pas faire ça ! (Il se précipite vers la porte). Daisy ! (Arrivé sur le palier, il se penche sur la balustrade.) Daisy ! Remonte ! Reviens, ma petite Daisy ! Tu n’as même pas déjeuné ! Daisy, ne me laisse pas tout seul ! Qu’est-ce que tu m’avais promis ! Daisy ! Daisy ! (Il renonce à l’appeler, fait un geste désespéré et rentre dans sa chambre.) Évidemment. On ne s’entendait plus. Un ménage désuni. Ce n’était plus viable. Mais elle n’aurait pas du me quitter sans s’expliquer. (Il regarde partout.) Elle ne m’a pas laissé un mot. Ça ne se fait pas. Je suis tout à fait seul maintenant. (Il va fermer la porte à clé, soigneusement, mais avec colère.) On ne m’aura pas, moi. (Il ferme soigneusement les fenêtres.) Vous ne m’aurez pas, moi (Il s’adresse à toutes les têtes de rhinocéros.) Je ne vous suivrai pas, je ne vous comprends pas ! Je reste ce que je suis. Je suis un être humain. Un être humain. (Il va s’asseoir dans le fauteuil.) La situation est absolument intenable. C’est ma faute, si elle est partie. J’étais tout pour elle. Qu’est-ce qu’elle va devenir ? Encore quelqu’un sur la conscience. J’imagine le pire, le pire est possible. Pauvre enfant abandonnée dans cet univers de monstres ! Personne ne peut m’aider à la retrouver, personne, car il n’y a plus personne. (Nouveaux barrissements, courses éperdues, nuages de poussière.) Je ne veux pas les entendre. Je vais mettre du coton dans oreilles. (Il se met du coton dans les oreilles et se parle à lui-même dans la glace.) Il n’y a pas d’autre solutions que de les convaincre, les convaincre, de quoi ? Et les mutations sont-elles réversibles ? Hein, sont-elles réversibles ? Ce serait un travail d’Hercule, au dessus de mes forces. D’abord, pour les convaincre, il faut leur parler. Pour leur parler, il faut que j’apprenne leur langue. Où qu’ils apprennent la mienne ? Mais quelle langue est-ce que je parle ? Quelle est ma langue ? Este du français, ça ? Ce doit bien être du français ? Mais qu’est-ce du français ? On peut appeler ça du français, si on veut, personne ne peut le contester, je suis seul à le parler. Qu’et-ce que je dis ? Est-ce que je me comprends, est-ce que je me comprends ? (Il va vers le milieu de la chambre.) Et si, comme me l’avait di Daisy, si c’est eux qui ont raison ? (Il retourne vers la glace.) Un homme n’est pas laid, un homme n’est pas laid ! (Il se regarde en passant la main sur sa figure.) Quelle drôle de chose ! A quoi je ressemble alors ? A quoi ? (Il se précipite vers un placard, en sort des photos, qu’il regarde.) Des photos ! Qui sont-ils tous ces gens-là ? M. Papillon, ou Daisy plutôt ? Et celui-là, est-ce Botard ou Dudard, ou Jean ? Ou moi, peut-être ! (Il se précipite de nouveau vers le placard d’où il sort deux ou trois tableaux.) Oui, je me reconnais ; C’est moi, c’est moi. (Il va raccrocher les tableaux sur le mur du fond, à coté des têtes des rhinocéros.) C’est moi, c’est moi. (Lorsqu’il accroche les tableaux, on s’aperçoit que ceux-ci représentent un vieillard, une grosse femme, un autre homme. La laideur de ces portraits contraste avec les têtes des rhinocéros qui sont devenues très belles. Bérenger s’écarte pour contempler les tableaux.) Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. (Il décroche les tableaux, les jette par terre avec fureur, il va vers la glace.) Ce sont eux qui sont beaux. J’ai eu tort ! Oh ! Comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas ! Que c’est laid, un front plat. Il m’en faudrait une ou deux, pour rehausser mes traits tombants. Ça viendra peut-être, et je n’aurai plus honte, je pourrai aller tous les retrouver. Mais ça ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes mains ont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlève son veston, défait sa chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) J’ai la peau flasque. Ah, ce corps trop blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur d’un vert sombre, une nudité décente, sans poils, comme la leur ! (Il écoute les barrissements.) Leurs chants ont du charme, une peur âpre, mais un charme certain ! Sine pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, ça n’est pas ça ! Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! Non, non, ce n’es pas ça, que c’est faible, comme cela manque de vigueur ! Je n’arrive pas à barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh, brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements : Comme j’ai mauvaise conscience, j’aurais du les suivre à temps. Trop tard maintenant ! Hélas, je suis un monstre, je suis un monstre. Hélas, jamais je ne deviendrai rhinocéros, jamais, jamais ! Je ne peux plus changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus me voir. J’ai trop honte ! (Il tourne le dos à la glace.) Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! (Il a un brusque sursaut.) Eh bien tant pis ! Je me défendrai contre tout le monde ! Ma carabine, ma carabine ! (Il se retourne face au mur du fond où sont fixées les têtes des rhinocéros, tout en criant) Contre tout le monde, je me défendrai ! Je suis le dernier homme, je le renterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas !

rideau

Eugène Ionesco, Rhinocéros, acte III, scène finale, 1959, Éditions Gallimard.







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