Lectures complémentaires 10 : corpus autour de la femme-serpent.

Quatre poèmes, par trois auteurs contemporains - ou presque - à Baudelaire, évoque des avatars de Lilith (l’un des sonnets de Lorrain se nomme même "Lilithe"). Notez que, par le plus grand des hasard, cette année est tombé au bac un corpus sur les femmes ensorceleuses dont je propose un corrigé ici. Les candidats ont dû travailler sur le poème "Mélusine" de Jean Lorrain (voir ci-dessous). Le sujet de cette épreuve se trouve en pièce jointe, tout en bas de cette page.





« Ekhidna », de Leconte de Lisle



Kallirhoé conçut dans l'ombre, au fond d'un antre,
À l'époque où les rois Ouranides sont nés,
Ekhidna, moitié nymphe aux yeux illuminés,
Moitié reptile énorme écaillé sous le ventre.

Khrysaor engendra ce monstre horrible et beau,
Mère de Kerbéros aux cinquante mâchoires,
Qui, toujours plein de faim, le long des ondes noires.
Hurle contre les morts qui n'ont point de tombeau.

Et la vieille Gaia, cette source des choses,
Aux gorges d'Arimos lui fit un vaste abri,
Une caverne sombre avec un seuil fleuri ;
Et c'est là qu'habitait la Nymphe aux lèvres roses.

Tant que la flamme auguste enveloppait les bois,
Les sommets, les vallons, les villes bien peuplées,
Et les fleuves divins et les ondes salées,
Elle ne quittait point l'antre aux âpres parois

Mais dès qu'Hermès volait les flamboyantes vaches
Du fils d'Hypérion baigné des flots profonds,
Ekhidna, sur le seuil ouvert au flanc des monts,
S'avançait, dérobant sa croupe aux mille taches.

De l'épaule de marbre au sein nu, ferme et blanc,
Tiède et souple abondait sa chevelure brune ;
Et son visage clair luisait comme la lune,
Et ses lèvres vibraient d'un rire étincelant.

Elle chantait : la nuit s'emplissait d'harmonies ;
Les grands lions errants rugissaient de plaisir;
Les hommes accouraient sous le fouet du désir,
Tels que des meurtriers devant les Érinnyes :

- Moi, l'illustre Ekhidna, fille de Khrysaor,
jeune et vierge, je vous convie, ô jeunes hommes,
Car ma joue a l'éclat pourpré des belles pommes,
Et dans mes noirs cheveux nagent des lueurs d'or.

Heureux qui j'aimerai, mais plus heureux qui m'aime !
Jamais l'amer souci ne brûlera son coeur ;
Et je l'abreuverai de l'ardente liqueur
Qui fait l'homme semblable au Kronide lui-même.

Bienheureux celui-là parmi tous les vivants !
L'incorruptible sang coulera dans ses veines ;
Il se réveillera sur les cimes sereines
Où sont les Dieux, plus haut que la neige et les vents.

Et je l'inonderai de voluptés sans nombre,
Vives comme un éclair qui durerait toujours !
Dans un baiser sans fin je bercerai ses jours
Et mes yeux de ses nuits feront resplendir l'ombre. -

Elle chantait ainsi, sûre de sa beauté,
L'implacable Déesse aux splendides prunelles,
Tandis que du grand sein les formes immortelles
Cachaient le seuil étroit du gouffre ensanglanté.

Comme le tourbillon nocturne des phalènes
Qu'attire la couleur éclatante du feu,
Ils lui criaient : Je t'aime, et je veux être un Dieu !
Et tous l'enveloppaient de leurs chaudes haleines.

Mais ceux qu'elle enchaînait de ses bras amoureux,
Nul n'en dira jamais la foule disparue.
Le Monstre aux yeux charmants dévorait leur chair crue,
Et le temps polissait leurs os dans l'antre creux.

                                     Leconte de Lisle, Poèmes barbares, 1862



 Pour en savoir plus sur le personnage mythologique d'Echidna (ou Ekhidna, pour Leconte de Lisle), cliquez ici.

 

"Lilithe", de Jean Lorrain


Au-dessus des pics noirs et des rouges abîmes,

Fantôme errant et blême exhalé par l'enfer,

Une femme, l'œil vide et le profil amer,

Les pieds raidis et froids, va rôdant par les cimes,

 

Calme, attentive au râle étranglé des victimes,

Au fond du gouffre en feu roulant comme une mer,

Elle incline son crâne, où saigne un clou de fer,

Et vers les mornes ciels dressant ses bras sublimes:

 

« Dieu, je bénis mon crime et ma stérilité,

Moi qui, prédestinée à peupler la Géhenne

Du sang de mon amour et des feux de ta haine,

Ai préféré Satan à cette impiété!

 

Je n'ai damné que moi, moi, la femme maudite,

Ève a damné ses fils, l'Homme absoudra Lilithe ! »

 

J. Lorrain, L'Ombre ardente, Paris, Fasquelle, 1897, poème XXXII.

 


 

« Mélusine », de Jean Lorrain (une proposition de commentaire est disponible ici)

                                                                "le Bain de Mélusine", Th. Von RINGOLTINGEN/ die Geshichte der scöne MelusineNüremberg, Nat. Mus. Ms 4028


Les bras nus cerclés d'or et froissant le brocart
De sa robe argentée aux taillis d'aubépines,
Mélusine apparaît entre les herbes fines,
Les cheveux révoltés, saignante et l'oeil hagard.

La splendeur de sa gorge éblouit le regard
Et l'émail de ses dents a des clartés divines ;
Mais Mélusine est folle et fait dans les ravines
Paître au pied des sapins la biche et le brocart.

Depuis cent ans qu'elle erre au pied des arbres fées,
Elle est fée elle-même ; un charme étrange et doux
La fait suivre à minuit des renards et des loups.

Ses yeux au ciel nocturne enchantent les hiboux,
Et près d'elle, érigeant ses fleurs en clairs trophées,
Jaillit un glaïeul rose à feuillage de houx.

Pour en savoir plus sur Mélusine, cliquez ici.




« Hérodiade », de Théodore de Banville

 «Car elle était vraiment princesse :
c'était la reine de Judée, la femme d'Hérode,
celle qui a demandé la tête de Jean-Baptiste»
.
                                                Henri Heine, Atta Troll.

Ses yeux sont transparents comme l'eau du Jourdain.
Elle a de lourds colliers et des pendants d'oreilles ;
Elle est plus douce à voir que le raisin des treilles,
Et la rose des bois a peur de son dédain.

Elle rit et folâtre avec un air badin,
Laissant de sa jeunesse éclater les merveilles.
Sa lèvre est écarlate, et ses dents sont pareilles
Pour la blancheur aux lys orgueilleux du jardin.

Voyez-la, voyez-la venir, la jeune reine !
Un petit page noir tient sa robe qui traîne
En flots voluptueux le long du corridor.

Sur ses doigts le rubis, le saphir, l'améthyste
Font resplendir leurs feux charmants : dans un plat d'or
Elle porte le chef sanglant de Jean-Baptiste.

                             Théodore de Banville (amant de Marie Daubrun et ami de Baudelaire...), les Princesses, 1874.

 

Pour en savoir plus sur Salomé, la princesse qu'évoque Banville, cliquez ici. Puis observez attentivement le tableau de Gustave Moreau, peintre contemporain de Baudelaire, et rendez-vous sur cette page, issue du site du musée d'Orsay :  



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Johann TRUMEL,
29 sept. 2014, 10:26
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